Google, YouTube (…) et le biais de gratitude

Cette semaine à l’Observatoire Psycho-Social du Numérique, on a fait ce qu’on sait faire de mieux, c’est-à-dire observer le petit monde du numérique. Et en observant, on est tombé sur une publication de Sarah El Haïry (Haute commissaire à l’enfance) remerciant Google et YouTube (donc Alphabet) pour leur engagement aux côtés de « parlementaires, associations, institutions et experts », notamment pour l’organisation d’un événement visant à annoncer la rédaction d’un guide pour aider les parents à mieux gérer la consommation numérique de leurs enfants [1].

On a été un peu surpris de constater les liens entre des instances nationales représentant les intérêts des enfants et les grandes entreprises de la Tech. D’une part parce que Google a encore été sanctionné par la CNIL en septembre 2025 pour des pratiques frauduleuses et qu’il suffirait que ces entreprises respectent les règles de l’UE (DSA) pour qu’une grande partie du problème se règle instantanément, et d’autre part parce qu’il n’est jamais anodin que des multinationales infiltrent les institutions publiques qui sont censées les contrôler (ou les étudier).

On va donc vous raconter une histoire : celle d’un chercheur américain des années 70 qui a montré comment un petit cadeau pouvait modifier le comportement de ceux/celles qui le reçoivent, sans qu’ils/elles en aient conscience, et même sans qu’ils/elles le souhaitent.

Les industries du tabac et de l’alcool ont connu les mêmes tourments. [2]

Google, Youtube (…) et le biais de gratitude, on vous explique.

google gratitude

Une étude devenue classique

En 1973, le psychologue social Dennis Regan publie une étude devenue classique dans la compréhension des mécanismes d’influence interpersonnelle : l’expérience sur la norme de réciprocité (ou biais de gratitude). Il a mis en lumière la manière dont un simple geste de courtoisie peut orienter de manière significative le comportement d’autrui, indépendamment de la sympathie ou de la relation réelle entre les individus.

L’objectif de Regan était d’examiner comment un cadeau très simple (et surtout non sollicité) pouvait déclencher chez une personne un désir presque automatique de rendre la pareille. Cette tendance constitue l’une des normes sociales les plus universelles : la réciprocité. Regan s’interrogeait notamment sur l’intensité de cette norme et sur sa capacité à primer sur d’autres facteurs, tels que l’affect, l’intérêt ou l’évaluation rationnelle.

L’expérience se déroulait en deux temps. Les participants devaient d’abord évaluer des œuvres d’art aux côtés d’un partenaire (Joe) présenté comme un autre sujet, mais qui était en réalité un complice du chercheur, pour donner leur avis sur une série d’images.

Le deuxième temps de l’expérience constituait la manipulation expérimentale : Joe quittait alors la salle et, selon la condition expérimentale il revenait soit avec deux sodas (groupe cadeau), en offrant un au participant « de son propre chef », soit dans le groupe contrôle, il revenait les mains vides.

Un peu plus tard, Joe demandait un service : acheter des tickets de tombola pour l’aider à gagner un prix, ce qui constituait la mesure du comportement d’aide.

Les résultats ont montré que les participants ayant reçu le soda achetaient significativement plus de tickets que ceux du groupe contrôle (et pour un montant supérieur au prix du soda), et ceci indépendamment de la sympathie envers Joe, de la perception de la qualité du geste, ou encore des motivations rationnelles du participant. Autrement dit, même si Joe était perçu comme antipathique ou manipulateur, le simple fait d’avoir effectué une petite faveur provoquait chez les participants un sentiment d’obligation.

google gratitude

Les implications de cette étude

Bien sûr, cette étude comporte en elle-même beaucoup de limites (comme beaucoup de celles de cette époque), mais l’expérience de Regan démontre que la réciprocité agit comme un mécanisme social automatique, ancré dans les interactions humaines. Le comportement de “rembourser” la faveur ne découle pas d’une logique économique, mais d’un impératif social implicite : on rend ce que l’on reçoit.

L’expérience de Regan montre comment des stratégies d’influence peuvent exploiter la norme de réciprocité pour orienter les décisions. Les échantillons gratuits, les cadeaux symboliques, ou encore certaines pratiques commerciales reposent directement sur ce principe.

Plus largement, Regan rappelle que la gratitude n’est pas uniquement un sentiment, mais aussi un levier comportemental puissant, profondément enraciné dans nos codes sociaux.

Alors, pensez-vous que des entreprises de la tech doivent financer des réunions publiques auxquelles participent des Hauts Fonctionnaires de l’Etat et coordonner la rédaction d’ouvrages de prévention de risques qu’elles auraient très simplement les moyens de faire disparaitre ? Pour la même raison, est-il éthique que des chercheurs aient des liens d’intérêt plus ou moins forts avec les entreprises qu’ils/elles étudient ?

Chacun sera libre d’agir en son âme et conscience, mais accepter des collaborations (financières, matérielles, logistiques…) de ces multinationales engage un biais de gratitude qui modifiera inévitablement notre rapport avec elles.

Un risque à prendre ?…

NB: Cet article ne cherche ni à stigmatiser qui que ce soit, ni à porter d’accusations, mais simplement à exposer un mécanisme psychologique qui pourrait biaiser inconsciemment des prises de décisions.