Dans leur expérience originale, Eicher et ses collaborateurs[1] nous ont montré que le climat normatif influence nos opinions, quand bien même nous ignorons consciemment le contenu des idées des autres membres de la communauté. Selon ces résultats, notre opinion sera toujours polarisée dans le sens du climat normatif, et ceci même si nous nous trompons lors de l’estimation que l’on en fait.
Retournons prendre des nouvelles de Stan, un des élèves de la classe de CE2. Sa maman a accepté un poste dans une autre région et Stan a du quitter ses amis pour rejoindre une autre classe de CE2. Il a donc découvert ses nouveaux amis Ella, Ali, Robin, Alice, Emilie, Matéo, Karima. La particularité de cette nouvelle école est qu’à la cantine, le chef à tendance à trop cuire les frites. Si bien que les enfants n’en sont pas friands ; ils leurs préfèrent de loin les spaghettis à la bolognaise. Cela est d’ailleurs objectivable lorsqu’on leur demande de noter (sur 10) leur appétence pour les frites, ainsi que leur attente normative (ce qu’ils pensent que les autres pensent des frites) :
Nom de l’élève | Stan | Ella | Ali | Robin | Alice | Emilie | Matéo | Karima |
Note (/10) attribuée aux frites | 8 | 6 | 8 | 7 | 10 | 6 | 8 | 7 |
Note (/10) attribuée à l’attente normative. | 8 | 7 | 8 | 8 | 8 | 9 | 6 | 7 |
Dans cette classe, on le voit, les frites ont moins la cote et le climat normatif (évaluant la moyenne de l’estimation de l’opinion moyenne réalisée par chaque élève) n’est plus que de 7.625/10. Stan est donc passé d’un environnement dans lequel en moyenne, les enfants évaluaient que les autres élèves aimaient les frites selon une note moyenne de 8.875/10 à un nouvel environnement ou cette évaluation n’est plus que de 7.625/10. Ceci traduit le fait que dans son ancienne classe, Stan évoluait dans un milieu beaucoup plus favorable aux frites que dans sa nouvelle classe. Pourtant, Stan ne semble pas être conscient de cette différence puisqu’il a lui-même attribué dans les deux groupes la même note quant à son attente normative, c’est-à-dire à ce qu’il s’attend être l’opinion moyenne de ses camarades au sujet des frites (8/10). Pour Stan, ses amis des deux classes aiment autant les frites.
Mais ce que l’on constate, c’est que suite à son intégration dans sa nouvelle classe, Stan aime malgré tout un peu moins les frites : la note qu’il leur attribue est passée de 9 à 8/10. Bien que Stan n’ait pas conscience du changement de rapport aux frites dans son nouveau milieu, ce nouveau climat dans lequel il évolue a eu un impact sur son opinion.
C’est bien cela qu’ont montré Eicher et ses collaborateurs : d’une part nos opinions, nos points de vue, nos croyances sont toujours polarisés par le climat normatif du groupe dans lequel nous évoluons, et d’autre part nous n’avons pas besoin d’être conscients de ce climat pour qu’il nous influence.
Dans notre environnement, nous sommes constamment soumis à des influences qui peuvent être plus ou moins saillantes, plus ou moins volontaires, plus ou moins subtiles. Les journaux que nous lisons, les émissions que nous regardons, les sites que nous consultons, les conversations que nous tenons ou les propos que nous entendons ainsi que l’ambiance et les émotions attachées peuvent véhiculer un imperceptible parti-pris et déterminer ainsi la formation de nos opinions sans que nous en ayons conscience. C’est donc tantôt par des informations explicites, conscientes et tantôt par des informations implicites, inconscientes que nos opinions personnelles (ainsi que celles des autres membres du groupe) seront dans le même temps, traduites et influencées.
En ce qui concerne Stan, c’est probablement en entendant la façon dont ses amis parlent des frites, en passant des moments agréables avec ses amis à la cantine autour d’une assiette de spaghettis, en constatant les réactions de ses camarades à l’approche du jour où l’on sert des frites ou des spaghettis à la cantine, ou encore en goûtant les frites trop cuites du chef, qu’il a fini par modifier son opinion initiale au sujet des frites.
Si nos émotions et nos expériences conditionnent effectivement la formation de nos opinions, nos biais cognitifs agissent également à notre insu. Le biais de simple exposition par exemple, nous conduit à trouver une idée de moins en moins inacceptable (jusqu’à l’adopter dans certains cas) au fur et à mesure que nous y sommes confrontés : plus nous sommes mis en présence de discours racistes, moins ils nous choqueront ; plus on nous raconte que tel ou tel traitement pour telle ou telle maladie est dangereux, plus nous serons enclins à le croire ; plus des propos climatosceptiques sont diffusés dans notre environnement, plus nous douterons de la réalité du changement climatique…
N.B.: Pour un autre exemple sur le fonctionnement du climat normatif, nous vous proposons l’écoute de ce podcast sur les problématiques d’injonction à la minceur chez les jeunes femmes. Mince, une injonction ! | ARTE Radio
[1] Eicher, V., Settersten, R. A., Penic, S., Glaeser, S., Martenot, A., & Spini, D. (2016). Normative climates of parenthood across Europe: Judging voluntary childlessness and working parents. European Sociological Review, 32(1), 135-150.