Comment peut-on modifier les opinions d’une population sur les réseaux sociaux (3/3) ?

L’observatoire des réseaux sociaux de l’Université de l’Indiana (OSoMe) a publié le 10 mars 2022, un article décrivant certaines de leurs observations réalisées du 4 février au 6 mars 2022 sur différents réseaux sociaux[1].

Le 24 février 2022, alors que Vladimir Poutine annonce le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, l’OSoMe constate la création d’un nombre anormalement élevé de nouveaux comptes partageant des contenus étonnamment similaires sur différents réseaux sociaux.

Vous le comprenez à présent : le fait qu’une personne, une organisation, une institution ou un état par exemple, diffuse massivement une même idée, inonde l’espace médiatique et capte notre attention peut suffire à modifier nos opinions. En étant confronté régulièrement à une même croyance, le biais de simple exposition nous la rendra de plus en plus acceptable, tandis que cette croyance modifiera le climat normatif du milieu dans lequel nous évoluons.

L’histoire pourrait s’arrêter là, et je conclurais cette réponse et vous disant qu’un certain nombre de contenu sur les réseaux sociaux sont créés artificiellement dans l’unique but de manipuler à grande échelle les opinions des masses en exploitant des biais cognitifs. Cela serait déjà vrai. Mais les constatations de l’OSoMe vont plus loin.

En recherchant environ 40 mots clés en anglais, allemand, russe et ukrainien en rapport avec l’invasion de l’Ukraine, l’OSoMe a enregistré un nombre exponentiellement croissant de Tweets se rapportant à cette triste actualité jusqu’au 24 février 2022. Jusqu’ici, me direz-vous, rien de fondamentalement étonnant à ce qu’un fait d’actualité de cette importance génère un nombre impressionnant de réactions sur les réseaux sociaux. C’est encore vrai, sauf que d’une part cette augmentation du nombre de publications est produite, comme nous l’avons vu, par un nombre anormalement élevé de nouveaux utilisateurs, et d’autre part que le contenu des publications n’est pas toujours en rapport avec les mots clés qui servent à référencer le message.

Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas familiarisés avec les réseaux sociaux, je vais tenter de rendre ce dernier point plus clair. Lorsque vous publiez une information sur les réseaux sociaux, et notamment sur Twitter, vous avez la possibilité de ponctuer votre message de mots-clés (ou Hashtag, ou encore mot-dièse en français). Pour cela, il vous suffit de faire précéder le mot-clé du signe dièse (#) pour référencer votre message. Cela peut être un nom propre (#JoséphineBaker), un nom commun (#Pollution), une appellation inventée pour une occasion particulière (#MeToo), une émission de télévision (#KohLanta) ou tout ce que votre imagination peut inventer. Le réseau social va donc ainsi catégoriser votre message dans son propre lexique en fonction de vos choix de mots-clés, et ceci, quel que soit le contenu de votre publication. Les mots-clés les plus populaires sont présentés systématiquement à tous les utilisateurs.

Retournons voir Stan, notre jeune amateur de frites de CE2. En dépit des recommandations, Stan passe un peu de temps sur les réseaux sociaux. Un jour, il décide d’écrire une publication sur son sujet préféré, à savoir les frites. Voici son message : « Aujourd’hui, meilleur jour de la semaine, on mange des #frites à la #cantine. » Avec ce choix de Hashtag, Stan a donc décidé de référencer son message sous les termes « frites » et « cantine ». Ainsi, les personnes qui chercheront l’ensemble des publications en rapport avec les frites ou la cantine, trouveront le message de Stan.

Imaginons à présent que Stan veuille augmenter la visibilité de son message qu’il publie le 25 février 2022. Il pourrait alors le rédiger ainsi : « Aujourd’hui, meilleur jour de la semaine, on mange des #frites à la #cantine. #Ukraine ». Vous l’avez compris, ce dernier Hashtag n’a aucun rapport avec le contenu de message, mais le 25/02/2022, ce mot-dièse était l’un des plus utilisés et donc un des plus visibles. Stan a donc augmenté artificiellement la visibilité de son message en en modifiant le référencement et en le classant dans une catégorie d’actualité ; les utilisateurs cherchant les messages au sujet de l’Ukraine, verront le message de Stan sur les frites.

C’est exactement ce qu’a constaté l’OSoMe. Les mots-clés relatifs à la guerre en Ukraine utilisés par des nouveaux comptes créés autour du 24 février 2022 et partageant des contenus étrangement similaires, n’avaient pas de rapport avec le contenu réel des publications. Les messages produits, copiés et parfois légèrement modifiés propageaient des arguments pour un candidat de l’extrême droite française, des spams, des théories anti-vaccination ou complotistes, ou encore de la propagande pro-russe (…). Il est à noter que la majorité des sources peu crédibles liées à ces messages étaient russes.

Voici donc un des grands dangers des réseaux sociaux. Dans l’opacité la plus complète, n’importe qui peut aujourd’hui publier très facilement un nombre conséquent de messages sur le sujet qu’il désire. Ce message peut être vrai ou non, sincère ou non, authentique ou non, publicitaire ou non, peu importe. Sa diffusion massive sur les plateformes pourra modifier les croyances des utilisateurs par l’intermédiaire du biais de simple exposition et de la modification du climat normatif. Ce qui est par ailleurs extrêmement pernicieux, c’est qu’avec les réseaux sociaux, nos choix politiques peuvent être influencés par une puissance étrangère, alors même que nous consultons des messages au sujet de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.


[1] https://osome.iu.edu/research/blog/suspicious-twitter-activity-around-the-russian-invasion-of-ukraine