C’est une question à laquelle j’avais déjà commencé à répondre dans le magazine parenthèse de l’été 2024, mais qui mérite, à mon sens, un approfondissement, surtout depuis que le Président Macron s’est dit favorable à « limiter l’usage des téléphones avant 11 ans et surtout l’accès aux réseaux sociaux avant l’âge de 15 ans ».
Alors qu’est-ce qu’on fait avec nos enfants ? On interdit ? On limite ? On ne fait rien ? On essaie de répondre dans cet article.
Ce qui pose problème pour répondre à cette question, c’est qu’il n’existe pas (à notre connaissance) d’étude scientifique qui établirait de façon indiscutable s’il faut (ou non) interdire ou limiter l’accès des jeunes à internet et aux réseaux sociaux, et surtout à quel âge. On se rend effectivement compte de la difficulté de réaliser une telle étude qui devrait trouver un groupe témoin d’enfants nouveau-nés qui ne serait jamais exposé au numérique, que l’on comparerait à un groupe équivalent que l’on exposerait à 1 ans, puis un autre à 2 ans etc… Quand tous ces participants auraient atteint l’âge de 15, 18, 20 ou 30 ans par exemple, on réaliserait tout un tas de mesures et on verrait alors quel groupe a le mieux (ou le moins bien) évolué, et nous pourrions en tirer des conclusions fiables.
Je souhaite bon courage à tous mes amis chercheurs qui seraient tentés par un tel protocole expérimental. Mais en l’absence d’une telle étude, nous n’avons pas d’autres choix que de définir des âges limites en fonction de ce que nous savons du développement psycho-affectif et cognitif de l’enfant et l’adolescent. Les âges de 11 et 15 ans ont donc été choisis car ils correspondent à des stades de développement permettant à l’enfant d’appréhender correctement cet environnement complexe et particulier qu’est le monde numérique. Il en est de même pour les âges limitant l’accès à certains programmes télévisés, certaines séries ou films, certaines applis ou encore certains jeux vidéos (nous vous invitons à respecter ces recommandations).
Le choix des âges repose donc sur un consensus et peut donc être encore discuté. Mais pour le reste, on interdit l’accès à internet aux enfants ou pas ? Pour répondre, je vous propose de mettre en parallèle 3 études scientifiques récentes assez représentatives des publications actuelles.
La première de ces études date de 2020 et a mesuré (grâce à des questionnaires spécifiques) le niveau de bien-être de 154 981 adolescents de 29 pays différents. Ces résultats ont ensuite été comparé à l’intensité avec laquelle les adolescents utilisaient les réseaux sociaux. Autrement dit, les chercheurs ont voulu savoir si le temps passé sur les réseaux sociaux influençait le niveau de bien-être des adolescents, et si cette éventuelle relation changeait dans les différents pays étudiés.
Les résultats de cette étude sont très intéressants, car ils montrent qu’il existe bien une relation entre l’intensité de l’usage des réseaux sociaux et le niveau de « satisfaction de vie » des adolescents, mais que celle-ci n’est pas constante: elle change en fonction des cultures des pays vis-à-vis du numérique. Dans les pays où les adolescents évoluent dans un environnement peu connecté (Suisse, Pays-Bas, Danemark…), les enfants passant beaucoup de temps sur les réseaux sociaux rapportent un niveau de « satisfaction de vie » (et de soutien familial) plus faible ainsi que davantage de problèmes psychologiques que les enfants qui passent peu de temps sur leurs réseaux. C’est à dire que, pour un enfant qui évolue au milieu d’autres enfants qui utilisent peu les différentes plateformes numériques, le fait d’y passer beaucoup de temps sera préjudiciable à sa propre santé mentale.
MAIS, dans un environnement « connecté », ce sont cette fois les enfants qui présentent un usage important des réseaux sociaux qui rapportent un niveau de « satisfaction de vie » supérieur, davantage de soutien familial et un niveau similaire de plaintes psychologiques que les enfants qui utilisent peu les réseaux sociaux.
De plus, les auteurs de cette étude ont mis en évidence que dans tous les pays étudiés, les enfants utilisant beaucoup les réseaux sociaux ont davantage d’amis que les autres, même si en moyenne, ils présentent un moindre niveau de bien-être général que leurs amis qui sont peu connectés. Pour les auteurs, l’important serait donc d’évoluer en adoptant les mêmes normes que son environnement. Un enfant privé de téléphone portable dans une classe où tous les autres élèves parlent des dernières vidéos TikTok, des actualités des Youtubeurs ou des jeux vidéos à la mode se trouvera inévitablement exclu des conversations et verra son niveau de bien-être ainsi que sa santé mentale impactés.
Donc, interdire les téléphones portables pour les enfants de moins de 11 ans et les réseaux sociaux pour les moins 15 ans, pourquoi pas, mais cela ne sera positif que si TOUS les enfants et TOUS les parents jouent le jeu (car soyons honnêtes, cette loi serait très difficile à faire appliquer). Si seulement quelques élèves d’une classe conservent un accès aux plateformes numériques, ils vont altérer le niveau de bien-être des autres enfants et la règlementation aura un effet contre-productif.
Donc, comme nous pouvons raisonnablement nous attendre à ce qu’une décision visant à restreindre l’accès des jeunes au numérique soit un échec et que, dans ces conditions, la santé mentale des enfants est meilleure quand ils peuvent consulter leurs réseaux sociaux, devons nous nous résoudre à ne rien faire? Non, car dans cette première étude, les auteurs ont déjà pris soin de préciser que l’utilisation régulière des réseaux sociaux impactait négativement la moyenne des scores de « bien-être » des jeunes.
D’autant plus qu’une seconde étude de 2023, une revue parapluie (qui constitue actuellement le plus haut niveau de preuve scientifique), établit qu’il existe un lien entre l’exposition aux réseaux sociaux et un état de santé altéré, sans aucun bénéfice associé.
Plus précisément, les auteurs ont montré un lien fort entre l’usage des réseaux sociaux et des conduites à risques (relations sexuelles non protégées et conduites addictives), la survenue d’une dépression et des problèmes de santé mentale chez les jeunes, principalement chez les jeunes filles.
Donc non, on ne peut pas laisser les jeunes (ni les moins jeunes), consulter les réseaux sociaux sans limite. Mais alors, que faire ?
Les auteurs de cette étude apportent déjà un élément de réponse. Leur analyse de la littérature scientifique les ont amené à postuler que, plutôt que de chercher à limiter le temps d’écran des jeunes, il serait préférable d’envisager une autre manière de les y exposer. Ces chercheurs ont par exemple remarqué que plus un enfant passait de temps devant un écran et plus il éprouvait de difficultés dans l’apprentissage de la lecture, mais que cette relation s’inversait si les parents accompagnaient leur enfant sur internet pour lui présenter des contenus adaptés et en discuter avec lui. Les chercheurs ont ainsi clairement mis en évidence l’importance du contenu et de l’environnement dans lequel l’exposition au plateformes numériques se produit.
Pour faire une analogie avec d’autres pratiques addictives: ce n’est pas la seringue le problème, c’est ce qu’on met dedans. Toutes les addictions tiennent une part de leurs origines dans l’environnement.
Nous sommes à un point de notre développement où nous avons établi que les écrans en général, et les réseaux sociaux en particulier, sont susceptibles d’altérer la santé mentale des enfants et des adolescents. De ce point de vue, il pourrait sembler pertinent de leur en interdire l’accès, mais ceci ne serait une bonne solution que si TOUS les enfants étaient effectivement interdits de téléphone portable et d’accès à internet, au risque de voir l’état de santé des enfants « abstinents » se dégrader. L’idée d’une éducation parentale aux réseaux sociaux qui se dégage de cette dernière étude semble intéressante, mais est-elle compatible avec la restriction proposée par le Président de la République ?
Pour répondre à cette ultime question, tournons nous vers une étude canadienne de 2024. Il s’agit d’une étude longitudinale ayant suivi 322 jeunes depuis l’âge de 15 ans jusqu’à leurs 30 ans. Le but de cette étude était d’établir des liens entre le type de relations parents – enfant, le type d’usage des réseaux sociaux, le temps passé sur des sites de « chat » à l’adolescence et la présence de symptômes d’addiction aux réseaux sociaux à 30 ans.
Il s’agit d’un travail rare et remarquable même si effectivement, l’étude a débuté en 2004, c’est-à-dire avant l’apparition des grands réseaux sociaux que nous connaissons aujourd’hui (les jeunes de 2004 passaient du temps sur des sites de « chat » comme MSN Messenger par exemple), et elle présente à ce titre quelques limites.
Toutefois, les auteurs ont mis en évidence un lien direct entre des relations familiales conflictuelles à l’âge de 15 ans et l’apparition d’une addiction aux réseaux sociaux à l’âge de 30 ans (toujours cette notion de contexte…).
La particularité de cette étude est qu’elle ne retrouve pas de lien direct entre l’implication des parents dans le contrôle ou l’accompagnement de l’enfant dans son éducation numérique et l’apparition d’une addiction à 30 ans. Pour cette équipe de chercheurs, il s’agirait davantage d’un processus linéaire, longitudinal et exponentiel dans le temps: un moindre contrôle par les parents des activités numériques de leur adolescent permettrait à celui-ci de passer plus de temps sur les sites de « chats ». A l’âge de 25 ans, ce jeune passerait encore plus de temps sur les réseaux sociaux et aurait alors plus de risques de présenter des signes d’addiction à l’âge de 30 ans.
La qualité de l’accompagnement par les parents de leur enfant et leur adolescent dans la découverte du monde numérique serait donc la première étape d’un processus pouvant déterminer la survenue d’une addiction à l’âge adulte.
Notons aussi que cette étude rapporte également un risque d’addiction plus important pour les femmes que pour les hommes.
Dans le cadre de notre analyse, un point fondamental est soulevé par ces auteurs. C’est celui de l’influence des parents sur leur adolescent. En effet, la plupart des parents auront constaté (ou vont constater) que leur influence sur leur adolescent diminue avec le temps: elle est importante dans l’enfance, se réduit durant l’adolescence et devient presque nulle à l’entrée dans l’âge adulte. Si l’on veut pouvoir accompagner efficacement nos enfants dans leur vie numérique, il est donc préférable de commencer tôt.
Pour résumer: les réseaux sociaux peuvent altérer la santé mentale des adolescents. Priver les adolescents de téléphone portable ou de réseaux sociaux pourrait être efficace si aucun adolescent n’y avait accès. Le meilleur moyen d’éviter l’apparition de troubles mentaux est l’éducation parentale qui doit se traduire par un accompagnement de l’enfant puis de l’adolescent dans sa découverte du numérique. Pour être efficace, cette éducation doit débuter assez tôt pour permettre à l’adulte d’exercer une influence satisfaisante dans un climat apaisé.
Ceci nous conduit à dire que l’interdiction des portables avant 11 ans n’est peut-être pas la solution la plus pertinente pour nos enfants, dans nos sociétés occidentales hyperconnectées. D’une part, certains copains ou copines de la classe auront nécessairement un accès à internet et les enfants privés de connexion se sentiront lésés. D’autre part, dans certaines situations, 11 ans peut parfois être un âge trop tardif pour collaborer efficacement et sereinement avec son pré-ado pour l’initier au monde numérique.
Ce que nous recommandons, à l’Observatoire, c’est de suivre les préconisations de Serge Tisseron et sa règle des 3 – 6 – 9 – 12. C’est une règle qui donne des repères pour accompagner son enfant dans le numérique en fonction de son âge. Succinctement, on ne devait pas mettre un enfant de moins de 3 ans devant un écran, puis les écrans devraient être introduits progressivement au fur et mesure que l’enfant grandi jusqu’à l’âge de 12 ans. Les réseaux sociaux sont, quant à eux, toujours bien interdits avant 15 ans, c’est à dire l’âge de la majorité numérique (consensus).
Au delà d’une simple restriction liée à l’âge, c’est donc bien la question de l’accompagnement des enfants par leurs parents dans la découverte du monde numérique qui semble déterminante dans la prévention d’une symptomatologie addictive.