Depuis quelques années, l’utilisation du smartphone est devenue omniprésente dans la vie des adolescents. Ces appareils permettent un accès continu à Internet, quel que soit le lieu ou le moment, rendant les usages plus fréquents et plus difficiles à contrôler. L’addiction au smartphone, qui se caractérise par une utilisation excessive et compulsive, touche particulièrement les adolescents, dont le cerveau en développement et l’autocontrôle limité les rendent plus vulnérables à ce type de comportement.
Mais qu’est-ce qui conduit certains jeunes à tomber dans l’addiction au smartphone ? Une étude récente s’est penchée sur le rôle des expériences négatives de l’enfance, appelées aussi « adverse childhood experiences » (ACE), et sur les mécanismes psychologiques qui relient ces expériences à l’addiction aux applications mobiles.
Précisons tout de suite que l’addiction au smartphone n’est pas reconnue officiellement comme une pathologie identifiée. Mais les auteurs ayant choisi cette terminologie, nous la conserverons.
Nous vous demandons également de garder en mémoire que cette étude a été réalisée en Chine, avec des adolescents chinois. Il est donc difficile de transposer directement ces résultats aux adolescents européens (et donc français), car il existe de nombreuses différences de culture, de mode de vie, de cadre de vie, de réseaux sociaux disponibles et utilisés (…) entre ces deux populations.
On vous explique.

L’addiction au smartphone : une réalité complexe
L’addiction au smartphone n’est pas simplement une dépendance à un objet technologique, mais plutôt à ce qu’il permet : communiquer, jouer, regarder des vidéos, faire des achats ou encore rechercher des informations. Chaque application a ses propres mécanismes de récompense, qui attirent l’utilisateur et peuvent conduire à des comportements addictifs spécifiques. Ainsi, deux adolescents présentant le même niveau d’addiction au smartphone peuvent développer une dépendance à des applications très différentes : l’un sera accro aux jeux, l’autre aux réseaux sociaux ou aux vidéos courtes.
L’addiction au smartphone peut entraîner de nombreux problèmes : troubles du sommeil, difficultés scolaires, dépression, anxiété, voire idées suicidaires. Les adolescents constituent donc une population à haut risque, d’autant plus que leur cerveau est encore en développement, ce qui limite leur capacité à contrôler leurs impulsions.
Les expériences négatives de l’enfance : un facteur de risque majeur
Les expériences négatives de l’enfance (ACE) regroupent un ensemble d’événements traumatisants vécus avant l’âge adulte : abus (émotionnel, physique ou sexuel), négligence (émotionnelle ou physique), violences familiales, séparation des parents, incarcération d’un proche, ou encore harcèlement par les pairs ou dans la communauté. Ces expériences ont un impact profond sur le développement psychologique et social des individus.
De nombreuses recherches ont montré que les ACE augmentent le risque de développer des comportements addictifs, que ce soit à l’alcool, aux drogues, ou, plus récemment, au smartphone. Les adolescents ayant vécu des ACE sont plus susceptibles de chercher à fuir leurs émotions négatives en se réfugiant dans des activités en ligne, où ils peuvent ressentir un sentiment d’appartenance et d’affection, même temporaire.
L’étude s’appuie sur deux grands modèles théoriques pour expliquer ce lien :
- Le modèle I-PACE (Interaction of Person-Affect-Cognition-Execution) : les ACE sont un facteur prédisposant à l’addiction, car elles influencent la façon dont l’individu gère ses émotions et ses relations.
- La théorie de l’autodétermination : les jeunes ayant vécu des ACE manquent souvent de soutien et d’amour, ce qui les pousse à rechercher du réconfort dans des comportements addictifs.

Comprendre la co-occurrence des addictions aux applications
Traditionnellement, l’addiction au smartphone était mesurée comme un tout, sans distinguer les différentes applications. Aujourd’hui, les chercheurs s’intéressent de plus en plus à la spécificité de chaque addiction : addiction aux jeux, aux réseaux sociaux, aux vidéos courtes, etc. Ces différentes addictions partagent des symptômes communs : perte de contrôle, isolement, évitement des émotions négatives, perte de productivité.
L’étude a utilisé une méthode innovante, l’analyse de réseau, pour explorer les liens entre ces différentes addictions. Cette approche permet de visualiser comment chaque addiction est reliée aux autres et d’identifier les applications les plus centrales dans le réseau de dépendance. Les résultats montrent que l’addiction aux vidéos courtes est la plus centrale, suivie par les jeux et les réseaux sociaux.
Le rôle clé de l’alexithymie et de la sensibilité sociale
Pour comprendre comment les expériences négatives de l’enfance conduisent à l’addiction au smartphone, il faut s’intéresser aux mécanismes psychologiques sous-jacents. L’étude met en avant deux facteurs médiateurs principaux : l’alexithymie et la sensibilité sociale.
- L’alexithymie : Ce terme désigne une difficulté à identifier, exprimer et réguler ses émotions. Les adolescents ayant vécu des ACE sont plus susceptibles de développer une alexithymie, car ils ont souvent du mal à établir des relations de confiance avec les autres. Cette difficulté à gérer leurs émotions les pousse à rechercher des échappatoires, comme l’utilisation excessive du smartphone.
- La sensibilité sociale : Les expériences de violence ou de rejet augmentent la sensibilité des adolescents aux jugements et aux interactions sociales. Pour éviter de souffrir, ils peuvent se replier sur eux-mêmes et privilégier les relations virtuelles, ce qui augmente le risque d’addiction au smartphone.
L’étude longitudinale a confirmé que l’alexithymie et la sensibilité sociale jouent un rôle médiateur entre les ACE et l’addiction au smartphone. Autrement dit, ce n’est pas seulement le fait d’avoir vécu des expériences négatives qui conduit à l’addiction, mais la façon dont ces expériences affectent la gestion des émotions et les relations sociales.
Les implications pour la prévention et l’intervention
Comprendre les mécanismes qui relient les expériences négatives de l’enfance à l’addiction au smartphone est essentiel pour développer des stratégies de prévention et d’intervention efficaces. Il ne suffit pas de traiter l’addiction comme un tout, mais il faut aussi cibler les applications spécifiques qui posent problème à chaque adolescent.
Les interventions devraient prendre en compte :
- Le soutien émotionnel : Aider les adolescents à mieux identifier et exprimer leurs émotions, notamment à travers des thérapies adaptées.
- Le renforcement des compétences sociales : Encourager les jeunes à développer des relations saines et à gérer les situations de rejet ou de conflit.
- L’accompagnement familial : Sensibiliser les parents à l’importance de leur rôle dans le soutien émotionnel de leurs enfants.

Synthèse et perspectives
L’addiction au smartphone chez les adolescents est un phénomène complexe, influencé par de nombreux facteurs psychologiques et environnementaux. Les expériences négatives de l’enfance jouent un rôle clé en augmentant le risque de développer une addiction, notamment à travers l’alexithymie et la sensibilité sociale. L’analyse de réseau permet de mieux comprendre la co-occurrence des addictions aux différentes applications et d’identifier les plus problématiques.
Pour lutter efficacement contre l’addiction au smartphone, il est essentiel de cibler non seulement les comportements, mais aussi les causes profondes, en particulier les traumatismes de l’enfance et les difficultés émotionnelles qu’ils engendrent. Des interventions personnalisées, prenant en compte le profil de chaque adolescent, seront donc les plus à même de prévenir et de réduire l’addiction au smartphone à long terme