Quel est le lien entre l’alcool, les ados et les réseaux sociaux ?
Le 26 septembre 2024, l’association Addictions France publiait les résultats d’une enquête visant à évaluer la promotion de l’alcool sur les réseaux sociaux. Après avoir analysé plus de 11 300 contenus valorisant l’alcool sur une durée de 3 ans, l’association a révélé une zone de non-droit quant à l’application de la loi Evin du 1er novembre 1992, interdisant notamment la publicité en faveur du tabac et de l’alcool. Sur les réseaux sociaux, certains influenceurs et certains alcooliers n’hésitent pas à publier des contenus visant à promouvoir l’alcool auprès d’un public jeune, voire très jeune.
De manière étonnante, la loi du 9 juin 2023 n’a pas interdit la promotion ou la publicité de l’alcool sur les réseaux sociaux par les influenceurs, les laissant ainsi gérer cet espace de liberté avec les marques, sous la seule contrainte de leur morale.
On ne peut toutefois pas totalement exonérer les plateformes numériques de leur responsabilité puisque celles-ci ne semblent supprimer simplement qu’une partie des publications valorisant l’alcool, d’après l’association. Une fois de plus, les réseaux sociaux semblent incapables de faire respecter leurs propres règles par leurs utilisateurs.
Pourtant, l’alcool est impliqué dans 50% des féminicides, dans 30 à 40% des cas de condamnations pour violence, dans 30% de la mortalité routière (25% des accidents mortels liés à l’alcool concernent les 18-24 ans), et dans un très grand nombre de maladies puisque l’alcool représente notamment la deuxième cause de cancer derrière le tabac… Il y a donc urgence à protéger nos ados.
L’association France Addictions se réfère à 2 études pour affirmer que 79% des jeunes de 15 à 21 ans déclarent être exposés toutes les semaines à des publicités pour de l’alcool sur les réseaux sociaux et que, pour 23% d’entre eux, ces publicités leur ont donné envie de boire.
Près d’une personne sur quatre exposée à ce type de contenu aurait donc envie de consommer le produit présenté par un influenceur (avec ou sans financement des marques)! Ces campagnes publicitaires destinées à un jeune public sont donc extraordinairement efficaces.
Michal Kosinski avait déjà démontré le pouvoir considérable des publicités personnalisées sur les réseaux sociaux. Mais ces collaborations entre des influenceurs et des marques emploient également d’autres mécanismes.
A l’Observatoire, on s’est donc demandé ce qui rendait ces publicités si persuasives.
On vous explique…
L’adolescence et le conformisme
L’adolescence est déjà en elle-même une période de vulnérabilité, et donc une période de choix pour les publicitaires.
L’adolescence est un moment de la vie au cours duquel les individus vont s’extraire de l’autorité parentale pour s’émanciper. Les adolescents vont alors se tourner vers d’autres modèles que leurs parents tels que des amis, des rencontres, des sportifs, des acteurs, des influenceurs… Ils s’identifieront alors à ces nouvelles figures idéalisées qui influenceront l’intégration de nouvelles normes. Les adolescents construiront donc une partie de leur identité en fonction des règles, des comportements et des valeurs promus par ces nouveaux modèles. Évidemment, si cette personne-référence adopte un discours favorable à l’alcool (ou à une autre drogue, ou un comportement à risque) le jeune acceptera cette norme et sera donc plus enclin à consommer de l’alcool pour ressembler à son modèle.
Mais sur les réseaux sociaux, suivre un influenceur, c’est aussi faire partie d’une communauté. Faire partie d’une communauté, c’est en intégrer les normes au risque d’en être exclu. Par exemple, si vous souhaitez rejoindre un groupe de supporters de foot, il faudra au minimum que vous connaissiez les règles du jeu, le nom des joueurs de l’équipe que vous soutenez et que vous portiez fièrement les couleurs de votre club.
Certes, le besoin de socialisation est un besoin fondamental de l’Être Humain, mais il est exacerbé durant l’adolescence. L’adolescent est conformiste par nature. Ainsi, il sera indispensable pour lui d’être accepté et reconnu au sein des groupes auxquels il souhaite appartenir. C’est de cette manière que l’adolescent va créer puis intégrer son identité groupale à son identité individuelle, dans des proportions qui peuvent être très variables d’un jeune à l’autre. Il se laissera donc influencer pour aligner ses propres perceptions, croyances ou conduites sur celles des membres de ces groupes. C’est donc en général avec beaucoup de zèle que l’adolescent intègre et applique les normes, les règles et les comportements des groupes qu’il fréquente; y compris s’il s’agit de consommer de l’alcool.
Bref, on le voit, l’adolescence est une période de vulnérabilité, et donc une période de choix pour les publicitaires. Les adolescents sont en effet en quête de modèles extérieurs à la famille et ont un besoin important de s’intégrer à des groupes en en adoptant les normes. De plus, exposer des jeunes en pleine construction à des discours pro-alcool provenant de figures d’identification, permettra une intégration durable d’attitudes favorables aux boissons alcoolisées.
C’est ce que l’on appelle en psychologie un effet d’ancrage, c’est-à-dire que le point de vue initial de ces jeunes au sujet de l’alcool sera positif. Leurs rapports ultérieurs au produit seront alors biaisés par un a priori positif. Les comportements de consommation seront ensuite guidés par ces opinions manipulées (et difficilement modifiables) puis entretenus (et potentiellement aggravés) par le caractère très addictif de l’alcool.
Le biais de sympathie
Lorsqu’on décide de suivre un influenceur sur un réseau social, on finit souvent par éprouver de la sympathie pour cette personne. Ce sentiment va être à l’origine d’un biais cognitif: le biais de sympathie.
Le biais de sympathie, aussi appelé biais d’affection ou « liking bias », entraîne les individus à accorder leur confiance, leur aide ou leur approbation aux personnes qu’ils trouvent sympathiques ou attractives. Ce biais affecte notre jugement et nos décisions dans diverses situations, qu’il s’agisse de relations sociales, de travail, de marketing ou même de justice. Il s’appuie sur des mécanismes évolutifs et cognitifs.
Les êtres humains ont ainsi développé une préférence pour les individus avec lesquels ils partagent des points communs, car la similarité engendre un sentiment de sécurité. La psychologie sociale démontre que des facteurs comme l’apparence physique, la ressemblance, le sens de l’humour ou encore la flatterie augmentent la sympathie (et donc la confiance) que l’on ressent envers quelqu’un.
L’une des théories clés qui explique ce phénomène est la théorie de la dissonance cognitive, selon laquelle, nous cherchons à aligner nos pensées, sentiments et actions. Si nous apprécions quelqu’un, nous sommes plus enclins à juger positivement ses comportements pour éviter la dissonance entre notre ressenti et nos jugements.
Les conséquences du biais de sympathie sur nos prises de décision sont diverses: en milieu professionnel, les personnes perçues comme sympathiques sont plus susceptibles de recevoir des promotions ou des évaluations positives, même lorsque leurs compétences objectives sont équivalentes à celles de leurs pairs; en marketing, les vendeurs ou influenceurs qui réussissent à créer un lien de sympathie avec leur audience sont plus efficaces pour influencer des décisions d’achat. Une étude menée par Cialdini a révélé que les personnes préfèrent acheter à des vendeurs qu’elles aiment, parfois au détriment d’autres facteurs comme le prix ou la qualité. Dans le cadre judiciaire, il est démontré que les juges et les jurés sont plus indulgents avec les individus perçus comme sympathiques.
Autrement dit, le biais de sympathie influence fortement nos décisions et jugements, souvent à un niveau inconscient. Bien que ce biais serve initialement à améliorer les relations sociales, il peut aussi affecter nos décisions et nous conduire à adopter certains comportements tels que consommer de l’alcool quand on est adolescent.
L’effet de simple exposition
L’enquête de l’Association France Addiction a établi que les jeunes avaient pu être exposés de manière répétée à des publications faisant la promotion de l’alcool. Cette réitération de présentations favorables à l’alcool va induire un biais cognitif qui va altérer le jugement des adolescents: l’effet de simple exposition.
L’effet de simple exposition (ou mere exposure effect) est un phénomène psychologique selon lequel les individus développent une préférence pour des stimuli auxquels ils sont exposés de manière répétée. Ce concept, qui a été proposé par Robert Zajonc en 1968, postule que la simple répétition d’un stimulus – qu’il s’agisse d’une image, d’un son ou même d’une personne – suffit à améliorer la perception que nous en avons, même en l’absence d’interactions conscientes ou d’évaluations critiques. Autrement dit, plus vous êtes exposé à une chose, une personne, une idée, une musique (…), plus vous allez l’apprécier sans l’évaluer consciemment.
Cet effet repose sur plusieurs processus cognitifs et émotionnels. D’un point de vue évolutionniste, la familiarité est associée à la sécurité : les stimuli familiers sont perçus comme moins menaçants, ce qui les rend plus agréables. La répétition diminue l’incertitude et la réaction de vigilance que nous avons face à l’inconnu, ce qui renforce les attitudes positives.
Une explication cognitive de l’effet est l’amélioration du traitement perceptif : plus un stimulus est vu ou entendu, plus il devient facile à traiter cognitivement, ce qui suscite des émotions positives. Un stimulus familier active les circuits cérébraux associés à la reconnaissance et au plaisir. Par exemple, lorsque vous entendez une chanson que vous connaissez, vous allez produire de la dopamine dans votre circuit de la récompense.
L’une des expériences de Zajonc impliquait l’exposition répétée à des mots sans signification ou des caractères chinois. Les participants, sans comprendre la signification des stimuli, développaient une préférence pour ceux qu’ils avaient vus plus souvent. Des études similaires ont confirmé cet effet pour des visages, des sons ou des objets.
Cependant, cet effet a des limites : une exposition excessive peut entraîner une saturation et un rejet, Ce phénomène est appelé “wear-out ». Pour les marques, il est donc important de ne pas atteindre cette limite de saturation, au risque de produire un effet paradoxal de leurs campagnes.
L’influence du climat normatif
Nous avons déjà réalisé une longue présentation du climat normatif ( [1] [2] [3] ), nous passerons donc rapidement ici sur ce concept, par ailleurs très important.
Le climat normatif en psychologie sociale désigne l’ensemble des normes sociales et culturelles qui influencent les comportements, les attitudes et les croyances au sein d’un groupe ou d’une société, le plus souvent, sans que nous n’en ayons conscience. Les normes sont des règles implicites ou explicites définissant ce qui est considéré comme acceptable ou inacceptable dans un contexte donné.
Contrairement à l’effet de simple exposition, nous n’avons pas ici besoin d’être consciemment exposé à un objet, une personne, une opinion pour être influencé. Ce qui sera important, c’est la façon dont on en parlera dans les médias, sur internet, dans les conversations privées. Le choix des mots, les mimiques, les intonations sont alors des facteurs d’influence majeurs.
Nous l’avons déjà évoqué, les individus (et surtout les adolescents) sont fortement influencés par le besoin de conformité et d’appartenance. Ils adaptent souvent leurs comportements pour éviter le rejet social ou pour obtenir l’approbation des autres. Ce processus est lié à des phénomènes comme la pression sociale et la dissonance cognitive, où l’individu modifie ses attitudes pour rester en accord avec les attentes du groupe.
Les théories comme celle de l’influence normative expliquent que les gens se conforment aux normes sociales pour éviter la désapprobation, même s’ils sont en désaccord en privé. D’autre part, la théorie de l’influence informationnelle suggère que, dans des situations ambiguës, les gens se tournent vers les autres pour savoir comment agir correctement.
Le climat normatif façonne des comportements collectifs et individuels et joue un rôle dans des domaines variés : environnement, santé, politique, etc. Il évolue en fonction des contextes sociaux, culturels et des évolutions sociétales, influençant la manière dont les individus s’adaptent et agissent en société.
Avec cet éclairage, on comprend pourquoi l’exposition des adolescents à des publicités dissimulées et publiées par des influenceurs appréciés et suivis par des milliers de personnes est un véritable problème éthique et un enjeu de santé publique.
Ces partenariats publicitaires ont, nous l’avons vu, un pouvoir de conviction très largement supérieur à celui des publicités classiques sur d’autres médias (aujourd’hui interdites en France). Il est donc aberrant de laisser des marques promouvoir une substance dangereuse et addictive sans aucune limite sur les réseaux sociaux auprès d’adolescents vulnérables.
La période elle-même de l’adolescence, le conformisme des jeunes, l’effet de simple exposition ou encore la modification du climat normatif vont influencer durablement la représentation et le rapport à l’alcool de nos ados.
Rappelons que l’alcool est responsable de 49000 décès par an en France.