Comment l’anonymat influence nos comportements sur internet ?

Dans cet article, nous allons tenter de comprendre comment l’anonymat influence nos comportements sur internet.

Il est en effet aujourd’hui extrêmement courant d’évoluer sur Internet (et sur les réseaux sociaux en particulier), sous une fausse identité, un pseudonyme ou un avatar. Pour des raisons qui leur appartiennent, les utilisateurs peuvent ainsi provoquer des échanges, participer à des conversations ou réagir à des publications dans une certaine forme d’anonymat.

L’anonymat en ligne est souvent perçu comme un outil neutre, permettant d’interagir sans révéler son identité. Pourtant, son impact psychologique est considérable et mérite une analyse approfondie.

Loin d’être un simple effet de la technologie, l’anonymat en ligne s’inscrit dans une tradition intellectuelle en psychologie sociale qui remonte à la fin du 19ᵉ siècle. Des travaux de Gustave Le Bon sur les foules à ceux de Leon Festinger sur la désindividuation, en passant par les analyses de Pierre Janet sur la dynamique de l’action et l’inhibition, l’anonymat apparaît comme un phénomène ambivalent, à la fois facilitateur d’interactions et catalyseur de comportements extrêmes.

Dans un article paru dans les cahiers internationaux de psychologie sociale, l’autrice explore les racines historiques de l’anonymat en psychologie sociale, son impact sur le comportement des individus, ainsi que les paradoxes qu’il soulève, notamment en lien avec la cyberdépendance et la timidité.

On vous explique.

anonymat et internet

Les racines historiques de l’anonymat : de la psychologie des foules au modèle SIDE

L’étude de l’anonymat remonte à la psychologie des foules développée par Gustave Le Bon en 1895. Son ouvrage « Psychologie des foules » explore comment un individu, une fois plongé dans une foule, perd sa personnalité consciente et devient capable d’actes impulsifs et radicaux. Selon Le Bon, cette transformation est due à une forme de dissolution de l’identité individuelle dans l’identité collective. Ce phénomène expliquerait pourquoi des individus autrement rationnels se livrent à des comportements qu’ils n’auraient jamais osé adopter seuls.

Dans les années 1950, Leon Festinger reprend cette idée et y introduit le concept de désindividuation : en situation d’anonymat ou dans un groupe, l’individu voit ses inhibitions diminuer, ce qui favorise des comportements impulsifs.

Ce concept devient central en psychologie sociale, influençant notamment le modèle SIDE (Social Identity Model of Deindividuation Effects). Ce modèle propose que l’anonymat en ligne renforce également l’identité de groupe au détriment des différences individuelles. Ainsi, plus un individu se sent anonyme, plus il se conforme aux normes de son groupe, pouvant conduire aussi bien à des comportements positifs (entraide, engagement collectif) qu’à des dérives (discours haineux, harcèlement).

Le modèle SIDE met en évidence un paradoxe : alors que l’anonymat devrait éloigner les individus des dynamiques sociales, il les rend au contraire plus sensibles aux normes de leur groupe d’appartenance. Autrement dit, alors qu’un individu anonyme devrait se sentir libéré de toute contrainte sociale, il devient paradoxalement plus empreint des règles, normes et valeurs du groupe auquel il appartient (ou auquel il souhaite appartenir).

Ce constat explique pourquoi certains réseaux sociaux (ou forums) qui ne vérifient pas l’identité de leurs utilisateurs deviennent des espaces d’échange constructifs, tandis que d’autres se transforment en lieux de polarisation extrême.

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L’Inhibition et la désinhibition : une problématique complexe

L’un des principaux effets attribués à l’anonymat est la « désinhibition ». Cette idée, développée par Festinger et approfondie par Suler, suggère que les individus, protégés par l’anonymat, osent exprimer des pensées et des comportements qu’ils réprimeraient en face à face. Cependant, cette notion de désinhibition mérite d’être nuancée.

Pierre Janet, figure clé de la psychologie dynamique, apporte une perspective différente. Il considère l’inhibition comme un élément fondamental du raisonnement et de la régulation des comportements. Pour lui, penser, c’est inhiber : la capacité à suspendre temporairement certaines actions ou pensées est essentielle pour éviter des comportements impulsifs. Ainsi, plutôt que de voir l’anonymat comme une simple levée des inhibitions, il conviendrait de le considérer comme un facteur modifiant les mécanismes cognitifs qui régulent nos actions.

L’anonymat n’influence donc pas toujours les inhibitions de la même façon : il peut les amplifier dans certains contextes (par exemple, une personne excessivement méfiante pourra éviter toute interaction en ligne) ou les diminuer dans d’autres (adoption de comportements antisociaux comme dans le cas du cyberharcèlement).

L’absence de rétroaction sociale immédiate (sanction, exclusion, perception de la gêne ou du désaccord des autres utilisateurs…) rend plus difficile la prise de conscience des conséquences de ses actes, ce qui peut favoriser des comportements impulsifs et agressifs.

Ainsi, les nouvelles politiques adoptées par les grands réseaux sociaux (X, Méta…) de ne plus modérer les contenus ou exclure des utilisateurs anonymes malveillants au nom de la liberté d’expression, devrait conduire à une normalisation de comportements haineux et agressifs.

Anonymat, sentiment de présence et cyberdépendance : une relation ambiguë

Le modèle SIDE affirme que l’anonymat n’efface pas les dynamiques sociales, mais les restructure. Ainsi, dans certains contextes, les individus se sentent davantage immergés dans un groupe malgré l’absence d’identité visible.

Le paradoxe de l’anonymat est donc qu’il renforce paradoxalement le sentiment de présence dans un groupe virtuel (pour Janet, le sentiment de présence correspond à la conviction de la présence d’une personne ou d’un objet près de nous).

Ce sentiment de présence est crucial pour comprendre la cyberdépendance. Selon Janet, une action réussie entraîne un sentiment de satisfaction et libère de l’énergie psychique.

Or, les interactions en ligne sont souvent simplifiées, ce qui les rend plus facilement gratifiantes. La communication numérique exige moins d’effort que les interactions en face à face pour obtenir une même gratification, ce qui peut rendre certains individus dépendants de ces formes de relations virtuelles.

Guegan et Michinov (2011) soulignent que l’anonymat réduit la charge cognitive nécessaire pour interagir. Cela peut conduire à une préférence pour les interactions en ligne par rapport aux interactions physiques, renforçant un cercle vicieux de dépendance aux écrans.

« …une action aussi ressemblante que possible de l’original mais moins difficile et moins risquée sera plus facile (plus « économique ») et aisément réussie : or, une action terminée avec succès libère dans l’organisme toutes les forces qu’elle mobilisait pour se faire. Au moment du succès, ces forces excédentaires sont libérées ; le « gaspillage » qui en résulte (cris, sauts, grands gestes…) est la « conduite de la joie » (le sentiment de joie l’accompagne généralement). »

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L’Anonymat comme remède à la timidité : un paradoxe psychologique

Un autre effet de l’anonymat, souvent négligé, est son rôle dans la gestion de la timidité. Janet observe qu’un individu timide, incapable de s’exprimer dans un groupe physique, peut devenir très communicatif lorsqu’il ne peut être reconnu. Cette observation remet en question l’idée que la désinhibition ait toujours un effet négatif.

Cependant, ce phénomène soulève un nouveau paradoxe : l’anonymat peut à la fois aider les timides à s’exprimer et les enfermer dans une forme d’évitement social : en privilégiant les interactions anonymes, certains utilisateurs peuvent renforcer leur anxiété sociale et éprouver davantage de difficultés à interagir dans le monde réel.

Implications psychopathologiques : vers une redéfinition de l’anonymat

Les effets de l’anonymat sur Internet ne peuvent être compris sans une prise en compte des dynamiques psychopathologiques sous-jacentes. Plusieurs points émergent de cette réflexion :

  1. L’anonymat ne supprime pas les normes sociales, il les restructure : contrairement à l’idée selon laquelle l’anonymat conduit à une absence de contrôle social, il tend plutôt à renforcer l’adhésion aux normes d’un groupe spécifique.
  2. La désinhibition n’est pas un effet mécanique de l’anonymat : elle dépend du contexte et des traits de personnalité des individus. Certains deviendront plus expressifs et agressifs, tandis que d’autres resteront inhibés.
  3. L’anonymat peut être un facteur de protection ou de risque : il permet une expression plus libre, mais peut aussi favoriser des comportements problématiques, notamment la cyberdépendance et le harcèlement en ligne.

Vers une compréhension plus nuancée de l’anonymat

L’anonymat sur Internet ne doit pas être considéré comme un simple facteur de désinhibition, mais comme un élément transformant profondément les dynamiques psychologiques et sociales. Si les modèles classiques comme le SIDE offrent des explications utiles, les perspectives de Janet permettent d’affiner notre compréhension en mettant l’accent sur l’action, la régulation émotionnelle et la dynamique de l’inhibition.

Dans un monde où les interactions en ligne prennent de plus en plus d’importance, il est essentiel de mieux comprendre comment l’anonymat influence notre comportement.

L’effet Protée (Proteus effect), par exemple, est un phénomène psychologique selon lequel l’apparence d’un avatar numérique influence le comportement de l’utilisateur dans un environnement virtuel. Il repose sur deux concepts clés de la psychologie sociale : l’auto-perception (les individus ajustent leur comportement en fonction des caractéristiques qu’ils attribuent à leur propre avatar), et  l’amorçage comportemental (l’exposition à certaines caractéristiques visuelles -taille, genre, apparence- active des stéréotypes qui influencent le comportement des utilisateurs).

Nos comportements en ligne peuvent donc également être influencés par le seul choix de notre pseudonyme ou de notre avatar.

D’autres auteurs ont proposé des causes et conséquences alternatives de l’anonymat en ligne, notamment en lien avec les expériences de Zimbardo.

« Si vous donnez du pouvoir au gens sans surveillance, c’est une ordonnance pour les abus. »   – James Schlesinger

On le voit, l’anonymat peut influencer le comportement des internautes de différentes manières. Plutôt que de le diaboliser ou de l’idéaliser, il s’agit de reconnaître sa complexité et de développer des approches permettant d’en maximiser les bénéfices tout en limitant ses dérives.