Dopamine, biais cognitifs et cyberaddiction. Vers un nouveau paradigme?

Cette rentrée 2024 a été riche en actualités concernant le monde numérique : interdiction du portable au collège, cyberharcèlement, WhatsApp, Telegram… Mais certaines informations ont particulièrement attiré notre attention, surtout celles niant l’existence d’une problématique addictive liée aux écrans, celles doutant des troubles liés à un usage intensif des technologies numériques, ou encore celles remettant en cause la place de la dopamine dans ces troubles de l’usage au profit de biais cognitifs.

A l’Observatoire, on a été très intéressé par ces théories qu’on a voulu vérifier, alors on est allé fouiller la littérature scientifique. On a même essayé d’élaborer un nouveau modèle physiopathologique de la cyberaddiction.

Allez… on fait le point.

La cyberaddiction, ça n’existe pas.

Officiellement c’est vrai. La cyberaddiction, l’addiction aux écrans, à internet ou aux réseaux sociaux, n’est pas répertoriée dans les classifications officielles des maladies, comme le DSM-5 ou la CIM 11. Donc parler aujourd’hui d’addiction aux écrans (ou équivalent), ce n’est pas exact. Toutefois, cela ne veut pas dire que la cyberaddiction n’est pas une réalité.

La reconnaissance d’une pathologie ou d’un trouble est un processus long ; il a par exemple fallu plus de 30 ans pour reconnaitre le trouble du jeu vidéo. Une addiction est en effet définie par un ensemble de caractéristiques qui doivent toutes être validées pour permettre de certifier l’existence de la pathologie.

Aujourd’hui, les chercheurs travaillent ardemment et chaque jour (ou presque), une nouvelle étude apporte des preuves supplémentaires du caractère addictif de certains outils numériques.

Dans le rapport « enfants et écrans – A la recherche du temps perdu », remis au Président de la République le 30 avril 2024, les experts ont eux-mêmes écrit : « La classification sur le plan international est souvent longue et les données probantes devront être renforcées pour armer le dialogue, mais il ne fait que peu de doute que cette reconnaissance [celle de l’addiction] sera acquise, à fonctionnement constant des réseaux, d’ici quelques années » (p.47).

Précisons encore une fois que ce n’est pas l’écran le problème. Pas plus que la seringue n’est le problème de l’héroïnomane ou la bouteille celui de la personne alcoolique. Le problème, c’est ce que l’on en fait. A notre connaissance, personne n’est accro aux tableurs Excel, aux diaporamas PowerPoint ou aux réunions Zoom. Ce qui risque de favoriser le développement d’un trouble addictif, c’est le fonctionnement de certaines plateformes numériques (dont les réseaux sociaux, mais pas uniquement) basé sur la collecte de données personnelles et des algorithmes de recommandation.

Enfin, la cyberaddiction ne concernera jamais l’ensemble des utilisateurs. Une part minoritaire de ces derniers présentera des difficultés à maitriser sa consommation numérique, même si certaines études récentes avancent des chiffres plus importants que prévu. Ainsi, en Europe, 7.4% des adolescents pourraient être concernés par un usage problématique des réseaux sociaux, et jusqu’à plus de 10% aux Pays-Bas.

L’usage intensif de contenus numériques ne poserait pas de problème.

L’existence d’effets préjudiciables induits par la poursuite d’un comportement ou d’une consommation de substance est consubstantielle à la reconnaissance d’une addiction. Autrement dit, on ne peut pas parler d’addiction s’il n’y a pas d’effet secondaire négatif.

Douter de l’existence de problèmes liés aux écrans, c’est nier 30 ans de recherche scientifique qui ont établi des liens entre une consommation intensive d’écrans et des troubles du sommeil, des troubles visuels, des troubles de l’attachement (technoférence), des troubles du développement psychomoteur, des retards d’acquisition du langage, des conséquences physiques, l’obésité, du stress, de l’anxiété, de la dépression, des conduites à risque (sexe sans protection, consommation de substances…), une diminution du bien-être (surtout chez la jeune femme), des troubles alimentaires (surtout chez la jeune femme), une chute des résultats scolaires ou professionnels, du harcèlement, un accès à la pornographie pour les mineurs…

Que l’on parle d’addiction ou pas, une consommation importante de contenus numériques n’est pas sans risque. A l’Observatoire, nous n’hésitons pas à dire que ce problème est réel.

Dopamine et cyberaddiction

C’est incontestablement la nouvelle théorie de cette rentrée 2024 qui nous a le plus intéressés. En réalité, nous avons même été passionnés par la remise en cause de la place cette molécule dans le mécanisme de l’addiction aux écrans.

Une longue réflexion et d’intenses recherches nous ont permis de séparer le vrai du faux.

Pour rappel, la dopamine est un neurotransmetteur, c’est-à-dire une molécule qui transmet un message d’un nerf à un autre, dans un espace appelé une synapse. Les neurones qui communiquent par l’intermédiaire de la dopamine sont dits « dopaminergiques » et sont très impliqués dans une partie du cerveau : le circuit de la récompense.

Notre circuit de la récompense est excité quand nous réalisons une activité vitale (manger, boire, nous reproduire…) ou gratifiante (gagner de l’argent, nous sociabiliser…), mais aussi, étonnamment, écouter de la musique (surtout des morceaux connus). Ce circuit a eu une fonction essentielle dans l’évolution de l’espèce, en nous faisant ressentir une sensation de plaisir lorsque nous réalisions une activité bénéfique à notre survie. D’où son nom : l’hormone du plaisir.

Mais ce terme est impropre car ce n’est ni une hormone, ni l’origine du plaisir. Et la dopamine est effectivement convoquée aujourd’hui à tort et à travers dans les médias et parmi le grand public.

Quoi qu’il en soit, une libération trop importante de dopamine est impliquée dans les processus addictifs, avec ou sans substance. La plupart des drogues chimiques sont capables de libérer d’énormes quantités de dopamine. Les comportements addictifs permettent une libération de dopamine comparable à celle des comportements vitaux, comme boire, manger et faire l’amour.

Il y avait jusqu’à présent une quasi-unanimité au sein de la communauté scientifique autour de la place de la dopamine dans les processus addictifs. Cette remise en cause est donc étonnante.

De nombreuses études récentes confirment d’ailleurs le rôle du système de la récompense (exemple ici) dans les addictions, y compris les addictions comportementales. Il s’agirait d’ailleurs davantage d’un dérèglement de ce système.

La libération de dopamine se produit lorsque nous réalisons une activité vitale, gratifiante ou plaisante, et toutes les activités sur un smartphone ou sur internet ne vont pas aboutir à la stimulation du circuit de la récompense. C’est pour cela que, normalement, les tableurs Excel sont peu addictifs ; comme nous prenons peu de plaisir à remplir des tableaux, nous ne produisons pas de dopamine et nous ne développons pas de dépendance.

En revanche, lorsque nous utilisons les réseaux sociaux ou certaines fonctionnalités d’internet, il est possible de développer une forme de dépendance. Nous accusions la dopamine, mais en cette rentrée, un nouveau paradigme est apparu : celui des biais cognitifs.

Les biais cognitifs peuvent ils innocenter la dopamine ?

Cette nouvelle conception de l’addiction aux écrans postule que la dopamine interviendrait de façon anecdotique dans la survenue de cette dépendance. Nous devrions alors le fait de nous rendre constamment sur internet ou de passer des heures sur nos réseaux sociaux, essentiellement à nos biais cognitifs et notamment au F.O.M.O. (Fear Of Missing Out, c’est-à-dire la peur de passer à côté d’une information importante) et au besoin de socialisation.

Ces biais et besoins sont incontestablement à l’origine de nos usages numériques, aussi irrationnels soient ils. Ils correspondent à des pensées erronées, des croyances dysfonctionnelles, des raccourcis cognitifs. Ils sont partagés par l’ensemble de l’Humanité, ce qui permet de dire qu’ils ont certainement constitué un avantage évolutif dans la survie de l’espèce. Les biais cognitifs nous permettent de réfléchir plus vite dans une situation donnée, en occultant une partie des éléments pour la simplifier. Mais ces biais, s’ils nous aident à appréhender plus facilement une situation, nous poussent également à commettre des erreurs décisionnelles.

Théoriquement, les biais cognitifs sont des erreurs de raisonnement qui ne devraient pas résister à une analyse rationnelle et attentive d’une situation problématique.

La satisfaction d’un besoin ou d’un biais peut conduire une libération de dopamine dans certaines circonstances.

Mais si ces biais et besoins ont bien un rôle dans la genèse de nos comportements numériques, comment expliquer la poursuite de ces comportements dans le temps d’une façon quasi compulsive ? Pourquoi, alors que ces biais sont partagés équitablement dans la population, seules certaines personnes développeront un usage problématique des outils numériques ?

Le remplacement total de la dopamine par les biais cognitifs et besoin de socialisation ne nous satisfaisait donc pas. Il manquait une donnée à l’équation. Alors on a cherché dans la littérature et on a trouvé une étude passionnante sur les liens entre dopamine et biais cognitifs.

Des biais sous influence ?

Cette étude française du CNRS publiée en 2021 étudie la relation entre les biais cognitifs chez les joueurs pathologiques et le circuit de la récompense. Donc cette étude ne concerne pas directement l’addiction aux écrans, nous serons donc prudents en transposant ces résultats d’une addiction comportementale à une autre.

Le premier résultat de cette étude est que les joueurs pathologiques sont victimes d’une distorsion de biais cognitifs. Autrement dit, leurs biais cognitifs sont biaisés.

La population générale partage largement un biais de distorsion de probabilités. Lorsque nous devons choisir entre un gain d’argent sûr et un gain d’argent plus important mais dont la probabilité de survenir est inférieure à 100%, ce biais nous pousse à surévaluer les petites probabilités de gains et à sous-évaluer les grandes probabilités de gains. D’après l’auteur, les joueurs pathologiques connaitraient une perturbation de ce biais de distorsion qui les pousserait à toujours préférer l’option qui implique une prise de risque financière, « et cela quelle que soit la probabilité de gains monétaires ».

Le plaisir ou le déplaisir que ressentent les joueurs pathologiques, serait donc davantage provoqué par la valeur accordée à l’option risquée que par la peur de perdre de l’argent. Cette modification du biais de distorsion de probabilités serait, d’après l’auteur, le résultat d’un dysfonctionnement du système de récompense.

Un deuxième résultat de cette étude est donc que la dopamine du circuit de la récompense influence l’expression du biais cognitif de distorsion de probabilités. La concentration ou la perturbation des récepteurs dopaminergiques modifie les estimations de probabilités des participants.

In vivo, des différences génétiques pourraient expliquer pourquoi le circuit de la récompense se comporte différemment entre les individus, et donc pourquoi certaines personnes sont plus vulnérables face au risque d’addiction comportementale.

Le fonctionnement synaptique du circuit de la récompense semble donc pouvoir induire une addiction comportementale, mais de façon indirecte: en modifiant nos évaluations.

Ce système de récompense est plus complexe qu’on peut le concevoir dans les publications « grand public ». Il est sollicité différemment au moment de l’évaluation de la récompense, au moment de l’anticipation de la récompense, au moment de la comparaison entre la récompense effective et la récompense attendue, et aussi en fonction du type de récompense

Pour le cerveau, il existe en effet des récompenses primaires (nourriture, sexe…) et des récompenses secondaires (argent…). Ces différentes récompenses ne sont pas traitées par les mêmes régions du cerveau chez le sujet sain.

Chez le joueur pathologique en revanche, les récompenses secondaires (gains d’argent) stimulent les mêmes régions cérébrales que les récompenses primaires, ce qui laisse penser que les joueurs pathologiques accordent la même importance aux deux types de récompenses. Ceci confirme encore l’hypothèse d’un dysfonctionnement du circuit de la récompense. C’est un troisième résultat de cette étude.

Alors… Biais cognitifs ou dopamine ?

Nous l’avons vu, l’hypothèse d’une addiction aux écrans induite essentiellement pas des biais cognitifs ne pouvait être satisfaisante à elle seule.

La théorie impliquant le circuit de la récompense expliquait quant à lui correctement notre engagement dans la poursuite d’un usage de moins en moins contrôlé d’internet, mais restait un peu flou sur les mécanismes initiaux (conditionnements, excitations cérébrales…).

Nous avions déjà évoqué le rôle de certains biais cognitifs dans la genèse du processus addictif mais sans en mesurer réellement l’importance, mais surtout sans pouvoir expliquer les différences de vulnérabilité.

Ce que nous venons de découvrir, c’est que des prédispositions génétiques pouvaient perturber la transmission de la dopamine au sein du circuit de la récompense dans certaines régions du cerveau, ce qui aboutit à une perturbation de notre système de valeur, modifiant in fine l’expression de nos biais cognitifs.

Dans le cadre de la cyberaddiction, il est donc possible d’envisager une distorsion de biais tels que le F.O.M.O., le biais de confirmation, le besoin de sociabilité (…), induite par un dysfonctionnement du système dopaminergique. Ceci nous pousserait alors à accorder une importance irrationnelle à ces biais et à fausser l’évaluation que nous nous faisons des effets du numérique sur nous.

Il n’y aurait donc pas à choisir entre biais cognitifs et dopamine, les deux cohabiteraient et s’influenceraient mutuellement au sein de ce nouveau paradigme.

Mais ceci n’est qu’une proposition qui doit être évaluée scientifiquement. Toutefois, on comprend la complexité de modélisation d’une addiction comportementale et donc le temps nécessaire à sa compréhension, à sa description et éventuellement à sa reconnaissance en tant que pathologie.