Pas d’écrans avant 6 ans ?

Vous n’avez rien compris à ce qui a agité le petit monde du numérique ces dernières semaines ?
Pas de panique, nous non plus… Entre « pas d’écrans avant 6 ans », interdiction des réseaux sociaux avant 15 ans, accusations fantaisistes (« les écrans provoquent l’autisme », « le TDAH se soigne au safran »…), et proposition de fermeture des plateformes la nuit, on a tout entendu – et aussi n’importe quoi. Certains propos étaient éclairants, d’autres beaucoup moins.

Allez, on se pose, on se prépare une bonne tasse de thé, on respire… et on fait le point.

3 ou 6 ans

Le pavé dans la mare

Tout a commencé avec une tribune coécrite par deux anciens membres de la commission ayant rendu son rapport le 30 avril 2024 au Président de la République. Elle a été relayée par plusieurs sociétés savantes (telles que la Société Française d’Ophtalmologie, la Société Française de Pédiatrie, la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent et la Société Francophone de Santé et Environnement) et propose d’interdire l’exposition des enfants de moins de 6 ans aux écrans (contre 3 ans actuellement).

Cette tribune a provoqué un rejet massif de la part de nombreux professionnels du numérique (qu’ils soient compétents ou non), avec des arguments parfois pertinents, parfois non. Les affirmations sérieuses des auteurs ont été associées par des détracteurs à des idées absurdes, ce qui a décrédibilisé l’ensemble et fermé la porte à tout débat constructif. Cela nous a rappelé les pires moments des « débats » autour du vaccin anti-COVID en 2021.

Nous avons alors rédigé un article pour analyser cette tribune à la lumière des données scientifiques… puis nous avons compris que le problème n’était pas tant les arguments que l’idée même d’interdire les écrans avant 6 ans.

Nous avons donc tout repris à zéro.

Pourquoi 6 ans ?

En réalité, on pourrait tout autant demander : « pourquoi 3 ans ? » Ce seuil de 3 ans découle d’un consensus scientifique entériné dans le rapport d’avril 2024.

Un consensus, c’est une position commune adoptée par la communauté scientifique sur la base de preuves disponibles – en l’occurrence, sur l’âge en dessous duquel il est déconseillé d’exposer les enfants aux écrans.

Avant ce rapport, les recommandations variaient entre 2 et 3 ans (sans compter les « experts » qui ne fixaient aucune limite). Aujourd’hui, la France retient l’âge de 3 ans ; le Canada par exemple, 2 ans. Cela montre bien qu’il n’existe pas de preuve formelle d’un âge optimal.

Trois ans marque une étape de développement (langage, motricité, interactions sociales), mais certainement pas une maturité. À 3 ans comme à 6 ans, l’enfant est en plein développement. C’est justement cette évolution qui rend possible l’acquisition de compétences de plus en plus complexes.

En somme, si l’âge de 3 ans a été retenu comme seuil minimal, cela ne signifie pas que ce soit l’âge optimal. Dès lors, pourquoi refuser catégoriquement de reconsidérer ce seuil ? Karl Popper rappelait qu’une théorie n’est scientifique que si elle peut être réfutée. Si nous voulons continuer à œuvrer dans une démarche rigoureuse, nous devons rester ouverts à la remise en question.

Quand un consensus devient indiscutable, ce n’est plus de la science : c’est un dogme.

3 ou 6 ans

De nouvelles données justifient-elles cette tribune ?

Pour remettre en cause un consensus scientifique, il faut de nouvelles données. Et c’est là que le bât blesse. Si tout le monde s’accorde aujourd’hui pour recommander l’abstinence d’écrans jusqu’à 3 ans, la tribune propose une rupture… sans présenter les preuves nécessaires.

La forme anxiogène de la tribune n’a pas aidé. Les lecteurs n’ont pas été invités à une réflexion calme, mais plongés dans un climat de peur.

Autre maladresse : les auteurs s’appuient sur seulement quatre références, dont deux sont signées par l’une des autrices de la tribune. Cela a pu donner l’impression d’un argument d’autorité plutôt que d’une démonstration scientifique.

Nous avons contacté l’une des autrices pour obtenir des compléments bibliographiques. Elle nous a informés que les auteurs de la tribune travaillaient « à un article destiné à une revue scientifique, qui exposera l’argumentaire et les références sur lesquels il s’appuie ». Nous attendrons donc la publication de cet article.

Nous tenons néanmoins à apporter une nuance importante. Toute démarche scientifique commence par une observation : c’est la phase empirico-inductive, qui repose sur l’analyse de faits concrets, de données brutes, réelles et observables. Elle permet d’identifier des phénomènes, de formuler des pistes de réflexion, avant de passer à la phase hypothético-déductive, durant laquelle les scientifiques conçoivent des protocoles expérimentaux destinés à tester les hypothèses issues de ces observations initiales.

À ce titre, il convient de reconnaître la légitimité de la démarche des auteurs de la tribune, pour la plupart des praticiens de terrain confrontés au quotidien aux conséquences, parfois dramatiques, d’une exposition excessive et inadaptée des enfants aux écrans. Face à ces constats cliniques, n’est-il pas légitime de s’interroger, de mettre en balance les risques et les bénéfices, et de se demander quel est l’intérêt objectif, scientifiquement fondé et socialement justifié, d’exposer un enfant de moins de 6 ans à un écran ?

Quand la politique s’emmêle

Au milieu de cette confusion, Gabriel Attal et le psychiatre Marcel Rufo ont présenté une série de propositions :

  • Évaluation de l’addiction aux écrans en 6e et en 2nde.
  • Interdiction stricte des réseaux sociaux avant 15 ans.
  • Fermeture des plateformes entre 22h et 8h.
  • Affichage en noir et blanc après 30 min de connexion.
  • Limitation à une heure par jour pour les mineurs.
  • Taxation des profits des plateformes pour financer la recherche en santé mentale.

Certaines mesures semblent irréalistes, d’autres intéressantes – notamment le passage en noir et blanc de l’affichage des réseaux sociaux après 30 minutes de connexion, qui pourrait réduire l’effet addictif des patterns des plateformes.

Mais une mesure a relancé la cacophonie : la création d’un addict-score pour chaque outil numérique, évaluant son potentiel addictif.

En réponse, plusieurs professionnels du numérique ont proposé dans les Echos un autre score – cette fois éducatif – inspiré du Nutri-Score, destiné à guider parents, enfants et industriels.

3 ou 6 ans

Intérêt et légitimité ?

Nous devons avouer que nous avons très surpris par cette annonce spontanée de personnalités de différents secteurs (psychologues, journalistes, présidents d’associations, producteurs de contenus éducatifs…).

La première chose qui nous a marqués, c’est qu’à l’exception de Serge Tisseron (inventeur des balises 3-6-9-12 et dont la compétence ne peut être remise en question), aucun professionnel de santé n’est présent dans cette association. Il semble donc que ces enjeux de santé mentale des jeunes seront envisagés sans les médecins, pédiatres, addictologues ou autres neurologues et orthophonistes.

Il est également important de souligner que certains membres de cette coalition ne semblent pas disposer pas de formations claires en santé mentale, tandis que d’autres peuvent apparaître en situation de conflit d’intérêts quant à l’évaluation de contenus éducatifs ou pédagogiques qu’ils pourraient eux-mêmes produire, promouvoir ou discréditer.

Dès lors, la légitimité d’une telle démarche mérite d’être questionnée. Sans remettre en cause la bonne volonté des protagonistes, pourquoi devrions-nous accepter qu’un groupe de personnes s’auto-proclame garant de la santé mentale des jeunes, en définissant unilatéralement ce qui est bénéfique ou nuisible pour eux ? Quels seront les critères retenus ? Quelles motivations sous-tendront leurs décisions ? Et puisque les professionnels de santé sont absents de cette initiative, qui se chargera d’évaluer les effets physiques d’une consommation numérique induite et validée par ce futur « Numéri-Score » ?

Enfin, il est légitime de s’interroger sur la pertinence de multiplier les systèmes de notation. Si l’objectif affiché est de faciliter les choix des parents, ceux-ci devront alors jongler entre le PEGI (classification par âge des jeux vidéo), l’Addict-Score proposé par Gabriel Attal, et ce Numéri-Score à vocation éducative. Bon courage à celles et ceux qui devront s’y retrouver… en attendant peut-être un « SantéPhysique-Score », un « SocialementResponsable-Score » ou encore un « DonnéesProtégées-Score ».

Le problème ne réside pas dans l’idée d’un score en soi, mais dans le fait qu’il n’est ni encadré, ni supervisé par une autorité publique compétente en santé. Un cadre rigoureux, indépendant et pluridisciplinaire est indispensable pour garantir la crédibilité, l’objectivité et l’efficacité d’un tel outil.

Interdiction vs Éducation

Ce que nous avons vu émerger ces derniers jours, c’est une opposition entre deux conceptions de la relation des jeunes au numérique.

La première repose sur une logique de protection par l’interdiction. Si certains experts se disputent pour savoir si les moins de 15 ans doivent accéder aux réseaux sociaux, le débat est encore plus vif concernant les plus jeunes : est-il acceptable et pertinent qu’un enfant de 3, 4, 5 ou 6 ans passe plusieurs dizaines de minutes par jour devant un écran ?

La seconde approche privilégie l’éducation aux médias et à l’information. Dans un monde où les écrans sont omniprésents, renforcer les compétences psychosociales des enfants permettrait de les prémunir contre les dangers du numérique. Certaines études le suggèrent, mais elles comparent généralement deux groupes d’enfants exposés à internet : l’un ayant reçu une éducation aux médias, l’autre non. En revanche, elles ne les comparent jamais à un groupe d’enfants non exposés à internet. Par ailleurs, il est systématiquement montré que les interactions en face-à-face sont plus bénéfiques que les échanges numériques. Cet apparent pragmatisme ne doit donc pas faire oublier qu’une non-exposition pourrait davantage améliorer le bien-être des enfants.

Si nous parlons d’un « apparent pragmatisme », c’est parce que cette approche éducative implique un investissement parental important, que peu semblent en mesure d’assumer. Accompagner un enfant dans sa découverte du monde numérique, c’est être à ses côtés pendant la navigation, commenter les contenus, expliquer le fonctionnement des plateformes et l’aider à mettre des mots sur ses émotions. Honnêtement, quel parent, en 2025, peut consacrer une heure par jour à surveiller ce que fait son enfant sur internet ? Des études montrent que l’une des raisons principales pour lesquelles les parents donnent un écran à leur enfant est… la recherche de tranquillité [1]. Il est évident que cette stratégie éducative engendrera, elle aussi, des inégalités sociales, entre les parents qui ont du temps, et ceux qui n’en ont pas.

Cela dit, l’éducation aux médias et à l’information demeure essentielle pour permettre aux jeunes d’acquérir les compétences nécessaires à une autonomie numérique. Toutefois, certains contenus éducatifs, comme ceux proposés par COLORI, remplissent cette fonction sans exposer les enfants aux écrans. A-t-on vraiment besoin de mettre une cigarette dans la bouche d’un enfant pour lui en expliquer les dangers ?

Les arguments souvent avancés en faveur d’un accès précoce au numérique – peur d’une fuite vers des plateformes plus opaques, achat de VPN et anonymisation de la navigation, nécessité d’une éducation aux médias – doivent-ils suffire à balayer l’hypothèse que l’interdiction jusqu’à 6 ans pourrait être bénéfique ? C’est précisément ce que la recherche scientifique doit nous permettre d’évaluer.

3 ou 6 ans

Conclusion

Nous avons été extrêmement déçu du spectacle proposé par les professionnels du monde numérique. Le débat mérite mieux que des polémiques ou des slogans. Il mérite des données solides, une pédagogie accessible, une rationalité pragmatique, une implication forte des professionnels de santé… et surtout, une vision à long terme.

Ressaisissons-nous, travaillons ensemble et avançons. C’est ce que les enfants, les parents et notre société attendent de nous.

Pour vous aider à forger votre propre opinion, nous vous invitons à consulter certaines auditions menées dans le cadre de la commission d’enquête sénatoriale sur TikTok. Elles donnent à entendre les différents points de vue exposés dans cet article.