Pour accompagner la sortie du podcast de Séverine Erhel pour France Culture, nous vous proposons dans cet article, de revenir sur une étude qu’elle a produite l’année dernière avec son équipe sur les prédicteurs de la cyberaddiction.
L’équipe de chercheurs a en fait préféré le concept de « Problematic Internet Use » (PIU) pour réaliser leur étude ; il désigne une utilisation compulsive et incontrôlée d’Internet pouvant interférer avec les activités quotidiennes et engendrer des répercussions psychologiques, sociales et professionnelles.
Cette étude visait donc à identifier les prédicteurs du PIU en explorant les facteurs socio-démographiques et psychologiques influençant l’utilisation problématique d’Internet dans divers contextes numériques (réseaux sociaux, jeux vidéo, streaming, achats en ligne, cybersexe, etc.).
On vous explique.

Méthodologie
L’étude repose sur une enquête menée auprès d’un échantillon représentatif de 1 504 personnes en France, âgées de 15 ans et plus. Les chercheurs ont collecté des données sur :
- Variables socio-démographiques : âge, sexe, niveau d’éducation, revenu.
- Traits psychologiques : anxiété (trait et état), peur de manquer quelque chose (Fear of Missing Out – FoMO), et état de flow (immersion intense dans une activité en ligne).
- Types d’activités numériques : consommation d’actualités, réseaux sociaux, shopping en ligne, streaming, jeux vidéo, cybersexe, paris en ligne.
Les participants ont complété plusieurs échelles standardisées, dont la Compulsive Internet Use Scale (CIUS-5) pour mesurer leur niveau de PIU.
Principaux Résultats
1. Les traits psychologiques prédominent sur les facteurs socio-démographiques
L’étude montre que les traits psychologiques sont les prédicteurs les plus forts du PIU, surpassant largement les variables socio-démographiques.
- Le FoMO est le facteur le plus déterminant du PIU. Plus un individu ressent cette crainte d’être exclu d’événements sociaux ou d’opportunités en ligne, plus il est sujet à une utilisation problématique d’Internet.
- L’état d’anxiété est également un prédicteur important, suggérant que certaines personnes utilisent Internet comme une stratégie d’évitement ou de gestion du stress. Ceci fait déjà plus ou moins consensus.
- Le flow (état d’absorption totale dans une activité en ligne) joue un rôle plus modéré, mais contribue néanmoins à l’intensification du PIU.
2. Les variables socio-démographiques ont peu d’impact
Contrairement aux attentes, les variables comme le sexe, le revenu et le niveau d’éducation n’ont pas montré un effet sur le PIU. Seul l’âge joue un effet significatif (faible): les jeunes adultes sont plus susceptibles d’être concernés par le PIU, notamment pour les jeux vidéo et les réseaux sociaux.
3. Des différences selon les types d’activités numériques
Le PIU varie en fonction des types d’activités en ligne :
- Les réseaux sociaux et le streaming sont les plus corrélés au PIU, probablement en raison de la présence de dark patterns (mécanismes de design incitant à l’engagement excessif).
- Les jeux vidéo et les paris en ligne présentent un risque modéré.
- Les achats en ligne et la consommation d’actualités sont les moins problématiques, suggérant un usage plus utilitaire que compulsif.

Limitations et perspectives futures
L’étude présente plusieurs limites qui ouvrent des perspectives pour des recherches futures :
- Définition du PIU et mesures utilisées : la Compulsive Internet Use Scale (CIUS-5) utilisée pour évaluer l’usage problématique d’Internet (PIU) mesure celui-ci sur un continuum, sans seuil clinique clair. Il est donc difficile d’affirmer que des scores élevés traduisent un véritable trouble comportemental diagnostiqué, plutôt qu’une tendance à une utilisation excessive. Une exploration plus fine, notamment avec des critères cliniques validés, serait nécessaire pour mieux cerner les cas pathologiques.
- Qualité des mesures spécifiques aux activités en ligne : l’adaptation du CIUS-5 aux différentes catégories d’activités en ligne (jeux vidéo, réseaux sociaux, streaming, shopping, etc.) a pu réduire la précision des mesures. De plus, certaines activités (ex. : achats en ligne, actualités) sont plus utilitaires que récréatives, ce qui rend certains items de l’échelle moins pertinents. Enfin, l’utilisation d’outils spécifiques à chaque type d’activité (ex. : échelles dédiées aux réseaux sociaux ou aux jeux vidéo) améliorerait la fiabilité des résultats.
- Classification des activités en ligne : les catégories choisies ne tiennent pas compte du chevauchement entre certaines activités (ex. : interactions sociales dans les jeux en ligne ou le streaming). Par ailleurs, une distinction entre usage social et usage individuel d’Internet (comme proposé dans d’autres études) pourrait affiner les analyses.
- Facteurs liés au design des plateformes : le rôle des dark patterns (techniques de design manipulatrices) dans le PIU n’a pas été étudié en profondeur. Pourtant, certaines plateformes exploitent le FoMO pour inciter à une utilisation prolongée. Des recherches sur la relation entre modèles économiques des plateformes, design incitatif et PIU seraient utiles pour développer des régulations adaptées.
- Certaines activités en lignes sont des pathologies à part entière (ou des modalités pathologiques) et n’ont pas été abordées comme telles (cybersexe / addiction au sexe ; achats en ligne / Achats compulsifs, jeux vidéo / Gaming Disorder…). Il aurait pu être intéressant d’évaluer spécifiquement ces troubles pour éventuellement ne pas les regrouper sous l’appellation PUI.
- Les données recueillies sont autodéclarées par les participants, ce qui constitue un biais important, notamment en ce qui concerne le cybersexe (désirabilité sociale).

Implications et Recommandations
Les résultats de cette étude apportent des enseignements clés pour la prévention et la régulation des usages numériques.
- Encourager une éducation numérique critique : sensibiliser les utilisateurs aux stratégies des plateformes qui favorisent l’engagement excessif et former les jeunes à gérer leur temps d’écran et à repérer les dark patterns.
- Développer des outils de régulation personnalisés : proposer des paramètres de limitation de temps basés sur des profils psychologiques (par ex. : notifications adaptées pour les personnes sujettes au FoMO) ; inciter les plateformes à limiter les incitations à l’engagement compulsif (ex. : suppression du scrolling infini).
- Améliorer la prise en charge psychologique du PIU : intégrer le FoMO et l’anxiété dans les protocoles d’accompagnement des individus souffrant de PIU et explorer les liens entre le flow et l’addiction comportementale pour mieux adapter les thérapies cognitivo-comportementales.

Cette étude avance que les traits psychologiques, en particulier le FoMO et l’anxiété, sont les principaux moteurs du PIU, bien plus que les variables socio-démographiques. Le design des plateformes numériques joue également un rôle clé, en renforçant les mécanismes d’engagement excessif.
Pour limiter les impacts négatifs du PIU, une approche globale combinant éducation numérique, régulation des plateformes et accompagnement psychologique semble essentielle.
Ce qui nous a intéressé principalement dans cette étude, à l’OPSN, c’est qu’elle retrouve un lien entre biais cognitif (FOMO) et PIU.
Nous avons déjà publié un article dans ce sens, présentant une modélisation de la cyberaddiction (ou PUI) intégrant les biais cognitifs dans l’origine de ce trouble. L’étude sur laquelle nous nous étions alors appuyés avait mis en évidence l’existence de distorsions de biais cognitifs et d’une perturbation du système de récompense.
Il pourrait être intéressant de reproduire ce protocole expérimental pour analyser plus finement le lien entre FoMO et PIU pour comprendre si un tel schéma pourrait être retrouvé.
Et pourquoi pas, en conservant le paradigme du I-PACE utilisé dans cette étude, étudier si chaque activité en ligne surinvestie pourrait être une réponse spécifique à une distorsion d’un biais cognitif particulier (autrement dit : à chaque addiction comportemental son biais cognitif).