Stéréotypes et Internet: comment nos relations aux autres sont influencées.

Fin du fact-checking et apologie d’une hypothétique « énergie masculine », Mark Zuckerberg (patron du groupe Meta auquel appartiennent Facebook, Instagram, Snapchat et WhatsApp) a clairement exposé les nouvelles orientations politiques et idéologiques de ses réseaux sociaux. Dans cet article nous vous proposons d’étudier comment les stéréotypes sont diffusés massivement sur internet et comment ils influencent non seulement nos relations aux autres, mais aussi à nous-mêmes. Ainsi nous verrons que certaines décisions prises par les grands groupes de la Tech américaine altèrent notre capacité à vivre ensemble et à faire société.

On vous explique.

stéréotypes et internet

Qu’est-ce qu’un stéréotype ? 

Le stéréotype naît du processus de catégorisation sociale, par lequel nous classons constamment les individus en groupes sociaux. Cela conduit généralement à une division de l’espace social en deux catégories : « nous » (l’endogroupe) et « eux » (l’exogroupe). 

Les stéréotypes, initialement définis par Lippmann comme des « images dans nos têtes rigides, socialement partagées et souvent infondées », ont été reconsidérés au fil du temps. Aujourd’hui, les stéréotypes sont donc plutôt définis comme « des croyances partagées concernant les caractéristiques personnelles, généralement des traits de personnalité, mais aussi souvent des comportements propres à un groupe de personnes ». Ces croyances généralisées rendent les individus d’une même catégorie interchangeables (stéréotypisation). 

Deux biais cognitifs expliquent ce phénomène de stéréotypisation : 

1. Le biais d’homogénéisation intragroupe, qui correspond à la tendance naturelle à considérer les membres d’un groupe comme étant plus semblables qu’ils ne le sont en réalité. 

2. Le biais d’accentuation intergroupe (ou effet de contraste), qui tend à exagérer les différences entre les membres appartenant à des catégories différentes. 

À quoi servent les stéréotypes ? 

Le recours inconscient et involontaire à la catégorisation sociale revêt un intérêt cognitif : il permet un traitement plus rapide et plus facile des informations. Il est en effet plus économique de considérer qu’un individu appartient à une catégorie donnée et de lui attribuer l’ensemble des caractéristiques associées, plutôt que de rechercher chacune de ses caractéristiques individuelles. Associer les caractéristiques d’un groupe à un individu permet de faire des inférences plus rapides au sujet de celui-ci avec un minimum d’effort. 

Autrement dit, il est plus rapide et plus économique de catégoriser un individu, puis de lui attribuer l’ensemble des caractéristiques de cette catégorie plutôt que de s’attacher à analyser toutes ses singularités. Cela nous permet de simplifier notre environnement (en le rendant plus prévisible) et d’avoir ainsi l’impression de mieux le contrôler, ce qui nous rassure. 

Or les caractéristiques associées à une catégorie sociale sont des stéréotypes. Le traitement des informations sociales que nous réalisons en permanence repose donc sur l’utilisation de stéréotypes, croyances qui ne peuvent pas être totalement vraies. 

D’autres fonctions des stéréotypes ont été proposées par différents auteurs : la justification sociale, notamment mise en évidence par Jost et Banaji et leur théorie de la justification du système (les stéréotypes servent alors à faire perdurer des formes d’inégalité sociale qui conviennent à une partie de la société) ; la recherche d’un bouc émissaire qui devient responsable des injustices, des frustrations et des drames ; la quête d’une identité sociale positive (car l’attribution de caractéristiques négatives aux membres d’un exogroupe valorise par comparaison les caractéristiques des membres de son propre groupe). 

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D’où viennent nos stéréotypes ?

Les stéréotypes sont construits très précocement ; on considère en effet qu’avant 6 ans, les enfants ont déjà connaissance des stéréotypes raciaux et de genre. Si l’élaboration des stéréotypes semble trouver une part de son origine dans la connaissance de l’Histoire, dans les apprentissages par les pairs (famille, amis, modèles…) et dans la culture du milieu (dont Internet et les réseaux sociaux), elle repose également sur différents principes : la surgénéralisation à l’exogroupe de caractéristiques ou comportements individuels, le biais de souvenir qui reflète la tendance que nous avons à ne garder en mémoire que les éléments qui confortent le stéréotype, et les corrélations illusoires qui nous poussent à établir des relations entre des évènements, caractéristiques ou comportements qui ne sont en réalité pas corrélés. 

Kelly, Rotton et Culver (1985) décrivent trois biais qui vont alimenter ces croyances. Le premier biais est l’exposition sélective, qui nous incite à côtoyer des personnes ou à ne prêter attention qu’à des informations qui vont confirmer nos stéréotypes. Le deuxième est la perception sélective, qui nous conduit à remarquer davantage les évènements attendus que ceux qui vont à l’encontre de nos croyances. Enfin, le troisième biais est la mémorisation sélective, qui nous pousse à retenir préférentiellement ce qui conforte nos stéréotypes. 

Quelles sont les conséquences des stéréotypes sur les personnes stéréotypées ?

Lorsqu’un stéréotype est largement répandu, les individus stigmatisés en prennent conscience et peuvent se retrouver confrontés à la crainte de confirmer ces croyances. Ce phénomène, appelé « menace du stéréotype », perturbe leurs performances, principalement lorsqu’elles sont en lien avec le stéréotype. Par exemple, des étudiants afro-américains confrontés à un test présenté comme mesurant l’intelligence obtenaient des résultats inférieurs à ceux d’une population non stéréotypée, tandis que leurs performances s’amélioraient lorsque le même test était présenté comme un simple exercice (le stéréotype en cours était que les étudiants afro-américains étaient moins intelligents que les autres, ce qui est bien sûr, totalement faux). 

Cette peur peut également entraîner des comportements non liés au stéréotype initial, comme l’ont démontré Inzlicht et Kang. Ils ont observé que des femmes confrontées aux stéréotypes sur leurs compétences en mathématiques adoptaient ensuite des comportements impulsifs (consommation excessive d’aliments sucrés et gras, décisions risquées) et voyaient leur concentration affectée. Ainsi, les réactions provoquées par la menace du stéréotype finissent souvent par renforcer la validité perçue de ces croyances : on finit malgré nous par devenir conforme au stéréotype dont nous sommes l’objet. 

Concernant les femmes encore, une de leurs caractéristiques stéréotypiques est la sociabilité. Des chercheurs ont montré que le manque de sociabilité perçue chez une femme était plus dommageable que pour un homme, surtout dans un contexte de recrutement pour un emploi à responsabilité. Les chercheurs ont établi que le stéréotype n’est pas uniquement descriptif (les femmes sont sociables) mais qu’il est aussi injonctif (les femmes doivent être sociables). Ainsi, les femmes adopteront davantage de comportements particuliers visant à apparaître sociables, tels que passer beaucoup de temps à soigner leur apparence physique et à se montrer chaleureuses, ce qui confirmera in fine le stéréotype. 

Stéréotypes et Internet

Quelles sont les conséquences des stéréotypes sur les personnes qui activent et qui appliquent ces stéréotypes ?

Les préjugés et la discrimination sont respectivement les conséquences affectives et comportementales des stéréotypes (et l’immense majorité des préjugés connus sont négatifs). Pour être plus clairs, vous avez peut-être déjà entendu (et peut-être le croyez vous vous-même) que les hommes laissent traîner leurs sous-vêtements sales par terre au lieu de les mettre dans le panier à linge sale ; ou que les hommes ont du mal à s’engager sentimentalement ; ou que les femmes ont du mal à faire un créneau… chacune de ces croyances est un stéréotype : c’est une croyance partagée concernant les caractéristiques ou les comportements d’un groupe de personnes.

Le préjugé correspond alors à la valeur affective que vous attribuez à cette croyance. Autrement dit, le préjugé, c’est la réponse à la question « est-ce que cette caractéristique m’amène à éprouver des émotions positives à l’égard de ces personnes ou non ? ». Est-ce que j’aime, ou pas, les hommes sachant que je crois savoir qu’ils laissent traîner leurs slips et leurs chaussettes ? Est-ce que je ressens des affects positifs ou négatifs à l’égard des femmes sachant que je crois savoir qu’elles ont du mal à se garer ? 

La discrimination correspond enfin à la façon particulière dont vous allez vous comporter avec les personnes du groupe stéréotypé en fonction de ce préjugé. 

Dans une publication de 2002, des auteurs établissent un modèle de contenu du stéréotype (Stereotype Content Model), et expliquent comment la position structurelle des individus sur deux dimensions (chaleur et compétence) façonne non seulement le contenu du stéréotype mais aussi les réactions émotionnelles et les orientations comportementales que les gens ont à l’égard des membres des différents groupes. 

Ainsi, les pauvres et les gens bénéficiant d’aides sociales sont classés comme ayant peu de chaleur et peu de compétence, ce qui induirait envers eux des préjugés méprisants, de la colère, du dégoût et des ressentiments. On leur attribue de mauvaises intentions vis-à-vis de la société et ils se voient rejetés pour leur incompétence. Ce rejet, que l’on peut qualifier de conséquence comportementale du stéréotype, constitue une discrimination. 

Pour que des conséquences comportementales du stéréotype soient observées, il est nécessaire que ce stéréotype soit d’abord activé (c’est-à-dire qu’une caractéristique typique du stéréotype soit suffisamment saillante pour être perçue). Cette activation est le plus souvent automatique, mais certains facteurs peuvent la moduler : connaître ses propres stéréotypes et chercher à lutter contre, connaître la personne concernée par le stéréotype, vouloir conserver une bonne image de soi, ou encore le contexte dans lequel on se trouve. 

Une fois activé, le stéréotype peut être (ou non) appliqué essentiellement en fonction du contexte, c’est-à-dire que nous allons l’employer (ou pas) pour évaluer l’« autre » et adapter notre comportement à son encontre. 

Dans une expérience se déroulant en France en 2015, des chercheurs ont d’abord activé 3 stéréotypes différents parmi leurs participants : dans un groupe, le stéréotype « arabe », dans un autre c’était le stéréotype « espagnol », et dans un troisième groupe, les chercheurs ont activé le stéréotype « français ». Les participants ont ensuite joué à un jeu vidéo dans lequel ils devaient tirer avec une arme factice le plus rapidement possible sur les personnages qui apparaissaient à l’écran uniquement si ceux-ci étaient eux-mêmes armés. 

Ce qu’ont constaté les chercheurs, c’est que les participants (français et s’identifiant comme blancs) dont le stéréotype « arabe » avait été activé, tiraient plus rapidement sur les cibles que dans les deux autres conditions expérimentales, surtout quand les personnages à l’écran étaient armés (situation de danger). 

Enfin, la dernière conséquence majeure concernant les personnes dont un stéréotype à l’égard d’un groupe particulier est activé est l’apparition de phénomènes de déshumanisation et d’infra-humanisation. Les personnes victimes d’un stéréotype peuvent alors être considérées comme des objets ou des animaux (déshumanisation) ou alors incapables de ressentir les émotions secondaires (propres aux êtres humains), les réduisant ainsi au niveau des animaux (singes, vermines, porcs, rats, parasites…). 

Ne plus accorder à des hommes et des femmes le statut d’Être Humain, c’est faciliter, voire légitimer, les comportements et attitudes discriminatoires que l’on pourrait avoir à leur encontre. 

Peut-on modifier les stéréotypes ?

Katz et Braly avaient interrogé en 1933 des étudiants américains pour connaître les traits de personnalité qu’ils associaient aux Japonais. Ces derniers étaient alors considérés comme intelligents, travailleurs et progressistes. Après la Seconde Guerre mondiale, Gilbert reproduisit cette étude et montra que les Japonais étaient désormais considérés comme sournois et rusés. Plus tard, de nouveaux auteurs, en reprenant à leur tour cette méthodologie, établirent que le contenu du stéréotype associé aux Japonais était redevenu semblable à ce qu’il était avant la guerre.

Ainsi, le contexte semble influencer les stéréotypes, et plus une croyance parait être partagée, plus elle semble valide. En 2016, dans le contexte de l’élection présidentielle américaine, Crandall et White ont interrogé 200 partisans de Donald Trump et 200 partisans d’Hillary Clinton. Les chercheurs ont mesuré les opinions de ces différents électeurs avant et après l’élection. Ils ont aussi évalué de la même façon ce que ces participants pensaient que les autres Américains pensaient à propos de différents groupes (attente normative). Ces différents groupes avaient pu être l’objet de propos désobligeants par Trump durant la campagne (les musulmans, les immigrés, les Mexicains), ou non (les stars de cinéma ou les Canadiens, par exemple).

Si les chercheurs n’ont pas constaté de changements concernant les groupes épargnés par Trump, la norme perçue concernant les groupes stigmatisés avait été modifiée : il apparaissait maintenant acceptable aux deux groupes de partisans de tenir des propos haineux envers les groupes stigmatisés (biais de simple exposition ?).

Une autre preuve de l’importance du contexte dans la genèse des stéréotypes nous est apportée par deux études [1] [2]. Ces études nous apprennent que les opinions des habitants des 27 pays européens concernant les immigrés ne sont pas à l’origine des politiques d’intégration de ces pays, mais qu’elles en sont les conséquences. Les chercheurs ont ainsi montré que plus un pays se montre permissif quant aux règles d’immigration, plus les attitudes envers les personnes issues de l’immigration sont positives, et plus elles sont restrictives, plus ces attitudes sont négatives. En revanche, les attitudes envers les personnes issues de l’immigration ne semblent pas avoir d’influence sur le type de politique migratoire d’un pays.

Stéréotypes et Internet

La responsabilité d’Internet et des réseaux sociaux

Internet et les réseaux sociaux sont devenus les agoras du XXIᵉ siècle. Chacun peut y exposer ou y confronter ses points de vue « librement ». 

Mark Zuckerberg a donc annoncé récemment de profonds changements dans la façon dont les contenus seront modérés sur ses plateformes. Les équipes de modération vont notamment être transférées de la Californie (un État progressiste) au Texas (un État très conservateur). Au nom de la liberté d’expression, toutes les opinions seront donc considérées comme également acceptables sur les réseaux sociaux du groupe Meta, ainsi que sur X, le réseau social d’Elon Musk dont ces nouvelles politiques de contrôle des contenus sont inspirées.

On peut légitimement s’attendre à trouver, sur ces différents réseaux sociaux, proportionnellement de plus en plus de publications cohérentes avec les idées républicaines portées par Donald Trump. Vraies ou fausses, complotistes ou non, discriminatoires ou pas, tous les points de vue se valent désormais, il n’y aura plus aucune censure.

Une hypocrisie notable dans ce discours est que des contenus violents ou harcelants auront toujours (a priori) une durée d’exposition plus longue sue les réseaux sociaux que le tableau de Courbet « L’Origine du monde », car ces publications qui captivent l’attention des utilisateurs sont favorisés par les algorithmes. Sur X, on peut montrer des photos de fœtus morts, mais lors d' »Octobre Rose », il convient de parler du « cancer du saint » pour éviter d’être censuré (certains mots ayant apparemment plus de poids que beaucoup d’images). 

Dès lors que Mark Zuckerberg fait l’apologie de cette fameuse « énergie masculine » et qu’Elon Musk promeut des partis d’extrême droite, leurs réseaux sociaux ne peuvent plus (et ne doivent plus) être considérés comme de simples espaces de discussion ou des outils de communication. Ils doivent au contraire être appréhendés en tant qu’instruments de propagande politique et idéologique. 

Nous avons déjà évoqué dans de précédents articles [1] [2] [3] [4] les conséquences du modèle économique de ces plateformes sur la formation de croyances et d’attitudes grâce à la modification du climat normatif, au biais de simple exposition et à la mise en avant de contenus suscitant la haine et la colère. 

Nous avons à présent montré l’importance de la diffusion de stéréotypes concernant certains groupes sociaux ou minorités, sur les opinions et les comportements. En permettant la propagation de ces croyances, on favorise leur ancrage parmi les gens qui les partagent et on condamne ceux qui en sont l’objet à s’y conformer et à faire l’objet de discrimination. 

Ceci sera probablement d’autant plus vrai que notre époque voit les peuples s’affronter, des pays s’isoler en construisant des murs, et des responsables politiques stigmatiser des groupes d’Êtres Humains. On le sait à présent, ce contexte est propice à l’activation et à l’application de stéréotypes.

Avec l’avènement de l’IA, on peut également s’attendre à ce que ces problématiques inhérentes à la propagation de stéréotypes raciaux, de genre ou autres s’aggravent. En effet, les IA se nourrissant des contenus déjà disponibles sur Internet pour en produire de nouveaux, ces nouvelles productions seront de plus en plus massivement alimentées par des contenus faux et stéréotypés, ce qui renforcera encore ces fausses croyances et ces stéréotypes, ce qui contribuera à la création de contenus faux et stéréotypés…

Ainsi, à l’avenir, lorsque vous demanderez à une IA de vous décrire des scientifiques, on vous présentera certainement des hommes (blancs), lorsque vous chercherez des renseignements sur les métiers de la santé, vous trouverez peu ou pas d’hommes infirmiers et encore moins de femmes médecins… Nous l’avons vu, ceci va inévitablement modifier les représentations sociales des groupes dits « minoritaires » et altérer la volonté et la capacité de leurs membres de s’extraire de ce déterminisme.

stéréotypes et internet

La liberté d’expression absolue décidée par une poignée de grands patrons de la Tech américaine (certainement en poursuivant une logique économique) risque donc d’avoir des conséquences désastreuses dans nos relations aux autres et notre capacité à faire société. A nous d’être vigilants et de nous questionner sur nos croyances, car la meilleure façon de lutter contre nos stéréotypes, c’est d’en prendre conscience (et d’éviter d’aller sur certains réseaux sociaux).

Pour approfondir:

Faniko, K., Bourguignon, D., & Guimond, S. (Eds.). (2022). Psychologie de la discrimination et des préjugés. De Boeck Supérieur.

Vidéo: Stéréotypes, préjugés et discrimination