Smartphones, réseaux sociaux, jeux vidéo, streaming… Les technologies numériques occupent une place centrale dans nos vies, et en particulier dans la vie des adolescents. Mais les effets négatifs sur leur santé mentale, leurs relations sociales ou leur corps sont encore mal connues. Cette question nourrit depuis des années débats publics, articles alarmistes et controverses scientifiques.
Pour dépasser les clichés, une équipe de recherche tchèque (IRTIS, Université Masaryk) a conduit pendant six ans une série de 15 études fondées sur des méthodes susceptibles d’évaluer des effets causaux : expériences, suivis longitudinaux, et mesures en temps réel sur smartphone (EMA). Leurs travaux permettent d’obtenir des résultats plus fins et nuancés que beaucoup d’autres études.
On vous explique.

Il n’existe pas “un” effet du numérique, mais des centaines de micro-effets dépendants des individus
Premier constat majeur : tous les adolescents ne réagissent pas de la même manière aux technologies.
Selon leur personnalité, leur anxiété, leur genre, leurs habitudes ou leurs motivations, l’effet peut être différent — voire opposé. Par exemple :
- Chercher de l’information sur la santé augmente l’anxiété des jeunes déjà anxieux… mais pas des autres.
- Les commentaires idéalisant la beauté sur les réseaux affectent la satisfaction corporelle des filles, mais moins des garçons.
- L’usage du smartphone augmente le stress chez environ 20 % des adolescents, mais pas chez les autres.
Autrement dit, il n’existe pas d’effet général, mais des profils d’utilisateurs.
L’activité numérique compte bien plus que le “temps d’écran”
On commençait déjà à le savoir, mais cette étude le confirme : le rapport balaie fortement l’idée selon laquelle il suffirait de mesurer la durée d’utilisation pour prédire le bien-être.
Ce qui compte n’est pas combien de temps on utilise un smartphone, mais ce qu’on y fait.
Réseaux sociaux
Les études montrent un effet causal faible mais réel : plus de temps passé sur les réseaux sociaux dans l’heure précédente = légère augmentation du ressenti négatif, et baisse du ressenti positif.
Mais l’effet est minime, très inférieur à l’influence du sommeil, de l’école ou de la vie familiale.
Applications de divertissement
Un premier résultat inattendu de cette étude est que le fait de regarder des vidéos ou jouer à des jeux sur smartphone n’a pas d’effet négatif mesurable sur l’humeur.
Streaming et jeux vidéo violents
Les auteurs de l’étude ont ici principalement montré deux choses :
- Regarder un streamer agressif ne rend pas les adolescents plus agressifs.
- Jouer à des jeux violents sur plusieurs mois n’augmente pas l’agressivité ni ne diminue l’empathie.
Ces résultats confirment ce que d’autres méta-analyses ont déjà montré : les jeux vidéo violents ne génèrent pas l’agressivité et ne créent pas d’agresseurs.

Santé mentale : impacts faibles, spécifiques et très variables
Stress et humeur
Grâce à l’EMA, les chercheurs ont pu mesurer ce que ressentent les adolescents plusieurs fois par jour, en lien avec leur usage réel.
Ils ont ainsi montré que :
- Une utilisation plus fréquente et plus constante du smartphone entrainerait un stress plus élevé chez environ 20 % des jeunes.
- Pas d’effet pour les 80 % restants.
- Pas d’effet négatif lié aux applications de divertissement.
- Les adolescents ayant une humeur positive ont tendance à moins utiliser les applications de divertissement ensuite.
Le smartphone n’apparaît donc pas comme un “perturbateur émotionnel” généralisé, mais comme un objet dont l’impact dépend fortement du contexte psychologique.
Santé et anxiété
Chercher des informations médicales peut piéger certains adolescents dans un cercle anxiogène. Les jeunes ayant une anxiété “modérée” sont les plus vulnérables : plus ils cherchent, plus leur anxiété augmente six mois plus tard.
En revanche, les adolescents ayant la plus forte anxiété de départ ne semblent pas être ceux qui voient leur anxiété empirer.
Vie sociale : aucune preuve d’un affaiblissement des compétences sociales
Contrairement au mythe du “jeune isolé derrière son écran”, les données de l’étude montrent que [1] :
- L’usage des réseaux sociaux ou des messageries n’améliore ni ne dégrade durablement les compétences sociales.
- Les adolescents socialement compétents utilisent davantage les outils numériques, simplement parce qu’ils sont socialement actifs tout court.
- Le numérique ne réduit pas le soutien social perçu.
- La plupart du temps, plus de communication en ligne n’augmente pas le sentiment de soutien le lendemain.
Sexting consensuel
Point important : le sexting consentant ne semble pas influencer les relations avec les pairs, ni positivement ni négativement. C’est le sexting non consenti qui est problématique (mais ce n’était pas l’objet du rapport).

Corps, image et physique : quelques risques, beaucoup de nuances
Idéaux corporels sur les réseaux
Certains résultats montrent que lire des commentaires valorisant la minceur ou des corps idéaux peut augmenter la dissatisfaction corporelle chez les filles, et que ces effets sont beaucoup plus faibles ou absents chez les garçons.
Ces résultats étaient déjà bien connus, mais de nouvelles données viennent les nuancer :
- Ces effets sont à court terme.
- Sur le long terme (six à douze mois), aucun lien causal n’a été trouvé entre l’activité “d’apparence” sur les réseaux et la dégradation de l’image corporelle.
Anonymat et body shaming
Contrairement à ce que l’on aurait pu anticiper, l’étude expérimentale montre que l’anonymat ne rend pas les adolescents plus enclins à blâmer une victime de body shaming.
Applications de santé (mHealth)
Chez les filles, l’usage régulier d’applications de santé ou d’activité physique est lié à une meilleure estime corporelle six mois plus tard, et aucun effet négatif n’est observé.
Cela montre que certaines technologies peuvent avoir un impact bénéfique lorsqu’elles soutiennent des comportements valorisants.

Sommeil
Il s’agit ici probablement de la plus grosse surprise de cette enquête : l’usage du smartphone avant de dormir ne détériorerait pas le sommeil. Paradoxalement, les jours où les adolescents l’utilisent plus longtemps que d’habitude avant de dormir, ils ont tendance à dormir un peu plus longtemps.
Ce ne sont pas les smartphones, mais les écrans plus grands (PC, TV) qui semblent associés à un coucher plus tardif et à une durée de sommeil réduite.
Ce qu’il faut retenir : le numérique n’est ni “bon” ni “mauvais”
Le rapport invite à abandonner toute vision binaire. Les conclusions majeures sont :
- Les impacts du numérique sont faibles en moyenne, et souvent bien plus modestes que d’autres facteurs : relations familiales, pression scolaire, santé mentale préexistante.
- Les adolescents ne réagissent pas tous pareil : Les politiques “one size fits all”, comme limiter strictement le temps d’écran, n’ont aucune justification scientifique solide.
- L’essentiel est dans l’activité, le contexte et l’état psychologique : Regarder des vidéos ou jouer à un jeu n’a pas le même effet que lire des commentaires toxiques sur Instagram.
- Le débat public doit se recentrer sur les usages plutôt que sur la durée : Ce n’est pas du “temps d’écran” dont il faut parler, mais de pratiques numériques.
- Inutile de paniquer : la plupart des peurs médiatiques sont infondées : les jeux vidéo violents ne rendent pas violents ; les smartphones ne ruinent pas le sommeil ; les réseaux sociaux n’effondrent pas les compétences sociales.
Des pistes concrètes pour parents, enseignants et médias
Les chercheurs concluent en invitant à adopter une approche plus éclairée :
- Dialoguer sur les usages du numérique plutôt que de surveiller les durées.
- Aider les adolescents à développer des habitudes numériques saines : repérer quand un contenu les met mal à l’aise, équilibrer contenus passifs et actifs, comprendre les logiques des algorithmes.
- Mettre l’accent sur la santé mentale : un adolescent anxieux ou isolé sera plus susceptible d’avoir une relation problématique au numérique.
- Éduquer aux médias, en particulier à l’image corporelle et aux enjeux de comparaison sociale.
- Éviter les discours anxiogènes, qui peuvent aggraver le stress des jeunes et détourner l’attention des problèmes réels.

Conclusion
Les travaux d’IRTIS apportent une perspective essentielle : le numérique n’est ni une menace existentielle pour les adolescents, ni une solution magique à leurs problèmes. C’est un environnement complexe, aux effets faibles, variés, et profondément individuels.
Pour comprendre l’impact du numérique, il faut cesser de demander : “Les écrans sont-ils bons ou mauvais ?” La vraie question est : “Comment, pourquoi et par qui les technologies sont-elles utilisées ?”
C’est à cette condition que l’on pourra accompagner les adolescents vers un usage plus serein, plus éclairé et plus épanouissant du numérique.
Cette étude large et complexe devra être analysée en profondeur pour en extraire les limites et les biais (car certains résultats sont très surprenants), mais à l’Observatoire, nous regrettons toujours que la santé physique ne soit pas systématiquement et objectivement investiguée. Les conséquences sociales et sociétales des plateformes et notamment l’impact de leurs choix algorithmiques (polarisation, manipulation, diffusion de fausses informations…) auraient également mérité d’être interrogées.
Nous pouvons regretter également que l’impact des outils numériques dans les premières années de vie n’est pas été davantage pris en compte.



