Donner un smartphone à un collégien est devenu un véritable rite de passage, au point que, vers 11–12 ans, la majorité des jeunes Américains en possèdent déjà un. En France, 46% des 6-10 ans possèdent même déjà leur propre téléphone portable, et 70% des jeunes de 10 ans en ont un dans les pays de l’OCDE [1]
L’appareil est présenté comme un outil pratique pour rassurer les parents, organiser les trajets ou garder le contact avec les amis, mais il ouvre aussi la porte à des heures de navigation, de jeux, de réseaux sociaux et d’expositions potentiellement nocives. Face aux inquiétudes croissantes sur la santé mentale, le sommeil ou le surpoids des adolescents, une question simple mais longtemps restée sans réponse se pose : le fait de posséder un smartphone, et surtout de l’avoir tôt, est-il lié à de moins bons indicateurs de santé chez les jeunes ?
A l’heure où les débats font rage entre les partisans d’une interdiction des smartphones pour les jeunes de moins de 15 ans (sur le modèle australien) et ceux qui promeuvent simplement une Education aux Médias et à l’Information, que nous apporte cette étude longitudinale américaine ?
On vous explique.

Une grande étude pour suivre les ados dans le temps
Une étude longitudinale américaine publiée en 2026 dans la revue Pediatrics apporte de nouveaux éléments solides pour éclairer le débat sur les conséquences du smartphone sur la santé des adolescents.
L’équipe de Ran Barzilay a analysé les données de plus de 10 000 jeunes suivis dans le cadre de l’Adolescent Brain Cognitive Development Study, un vaste projet américain qui suit des enfants de 9–10 ans jusqu’à l’âge adulte, avec des évaluations annuelles de leur santé physique, mentale et de leur environnement.
À partir de 12 ans environ, les chercheurs se sont penchés sur deux aspects précis : posséder ou non un smartphone, et l’âge auquel l’appareil avait été reçu pour la première fois.
À 12 ans, le smartphone est déjà partout
À 12 ans, près des deux tiers des adolescents de l’étude possédaient déjà un smartphone, essentiellement un iPhone ou un Android. Le taux de possession ne cessait ensuite d’augmenter, atteignant plus de trois quarts vers 13 ans et près de 90 % vers 14 ans, avec un âge médian de première acquisition autour de 11 ans, ce qui confirme que le début du collège est devenu un moment charnière pour l’entrée dans le monde des smartphones.
Les jeunes propriétaires étaient légèrement plus âgés, plus souvent en puberté avancée, plus fréquemment issus de foyers à revenus et niveau d’éducation parentale plus modestes, et plus susceptibles d’être noirs ou hispaniques, signe que la diffusion des smartphones touche très largement les milieux populaires.

Comment les chercheurs ont mesuré les effets
Les chercheurs ne se sont pas contentés de comparer des moyennes, ils ont utilisé des modèles statistiques tenant compte de nombreux facteurs susceptibles d’influencer les résultats, comme le niveau de revenus, l’éducation des parents, l’appartenance ethno-raciale, le stade pubertaire ou encore le degré de surveillance parentale.
Ils ont également contrôlé la possession d’autres appareils, ce qui permet de mieux isoler ce qui est spécifiquement lié au smartphone et non aux écrans en général, en se concentrant sur trois grands indicateurs : dépression ou symptômes psychopathologiques marqués, obésité, et durée de sommeil insuffisante définie comme moins de 9 heures par nuit à ces âges.
Dépression, obésité, sommeil : ce que change le fait d’avoir un smartphone
Résultat majeur : à 12 ans, posséder un smartphone est associé à un risque plus élevé de dépression, d’obésité et de manque de sommeil par rapport aux adolescents du même âge qui n’en ont pas encore.
En chiffres, la possession d’un smartphone est liée à une augmentation d’environ 30 % de la probabilité de dépression, 40 % de celle d’obésité, et plus de 60 % de celle de dormir moins de 9 heures, même après ajustement pour tous les facteurs confondants mesurés, alors que les corrélations entre troubles psychiques, indice de masse corporelle et durée de sommeil restaient modérées.
Quand le smartphone arrive plus tôt
L’équipe s’est ensuite intéressée à l’âge de première acquisition chez ceux qui possédaient déjà un smartphone à 12 ans. Un constat se dessine : plus l’enfant a reçu son smartphone tôt, plus le risque d’obésité et de sommeil insuffisant à 12 ans est élevé: chaque année « gagnée » vers un âge plus précoce augmentant la probabilité d’obésité ou de manque de sommeil d’environ 8 à 9 %.
Pour la dépression, l’association avec un âge plus précoce disparaît lorsque l’on tient compte finement de l’environnement socio-économique, ce qui suggère que le lien avec la santé mentale est plus complexe et probablement influencé par d’autres facteurs non mesurés.
Ce qui se passe quand on reçoit un smartphone entre 12 et 13 ans
Une troisième analyse apporte un éclairage dynamique en suivant spécifiquement les adolescents qui n’avaient pas de smartphone à 12 ans, puis en comparant un an plus tard ceux qui en avaient acquis un à ceux qui restaient non équipés.
À 13 ans, les nouveaux propriétaires avaient davantage de risques de présenter des troubles psychologiques significatifs sur le plan clinique, ainsi qu’une probabilité accrue de dormir moins de 9 heures par nuit, alors qu’aucune différence statistiquement significative n’était observée pour l’obésité sur cette courte période, probablement parce que la prise de poids est un phénomène plus lent et multifactoriel.

Au-delà du cas des « accros » au téléphone
Un point important est que les chercheurs ont refait les analyses en excluant les jeunes présentant un usage problématique du smartphone, assimilable à une forme de dépendance avec perte de contrôle, évalué par un questionnaire spécifique.
Même après cette exclusion, les associations entre possession de smartphone et problèmes de santé mentale, de sommeil et de poids persistaient, ce qui suggère que ce n’est pas uniquement l’excès caricatural qui pose problème et qu’un usage qualifié de « normal » dans le contexte actuel peut déjà suffire à désorganiser le sommeil, encourager la sédentarité et fragiliser le bien-être psychologique.
Que se passe-t-il dans la vie quotidienne des jeunes ?
Sur le plan des mécanismes, l’étude ne peut pas trancher définitivement, puisqu’il s’agit d’un travail observationnel et non d’une étude randomisée et double aveugle. Cette étude établit donc bien un lien de corrélation et non de causalité entre la possession d’un smartphone et les troubles évoqués, et cela en constitue une limite importante.
Les auteurs avancent toutefois plusieurs pistes : le smartphone favorise des comportements de vérification répétée (FOMO ?), la fragmentation de l’attention, la prolongation du temps d’écran en soirée, autant de facteurs susceptibles de réduire le temps et la qualité du sommeil, d’empiéter sur l’activité physique et les interactions en face à face, dans une période où les capacités d’autorégulation et la santé mentale sont particulièrement vulnérables.
Filles, garçons : des vulnérabilités peut-être différentes
La question des différences entre filles et garçons est souvent soulevée, car certains travaux suggèrent que les adolescentes pourraient être plus vulnérables aux effets des réseaux sociaux sur la dépression.
Dans cette cohorte, aucune interaction claire entre sexe et possession de smartphone n’a été retrouvée pour la dépression en début d’adolescence, même si des analyses plus fines sur plusieurs années laissent entrevoir que le lien entre smartphone et déficit de sommeil pourrait être plus marqué chez les filles, ce qui nécessite la réalisation de futures études dédiées.

Interdire, retarder, accompagner ?
Alors, faut-il pour autant bannir le smartphone avant un certain âge ? Les auteurs se gardent bien de prôner une interdiction pure et simple, tout en soulignant l’urgence d’élaborer de vrais repères publics sur l’âge d’acquisition, le type d’appareil et les usages autorisés.
Aujourd’hui, l’Académie américaine de pédiatrie propose par exemple un « PhoneReady Questionnaire » pour aider les familles à réfléchir à la maturité de l’enfant, à sa capacité à respecter des règles et à la cohérence des limites parentales, mais il n’existe pas encore de consensus scientifique sur un âge « idéal » ou sur les meilleures stratégies de limitation.
Au Québec, c’est un groupe d’étude scientifique (le projet Ancrage) qui sera en charge de proposer des directives claires sur les utilisations des outils numérique. L’Observatoire est d’ailleurs ravi d’y participer.
Un objet ordinaire aux effets collectifs bien réels
En filigrane, cette étude rappelle que le smartphone ne se réduit pas à un objet neutre : il structure le temps, les relations sociales, l’exposition aux contenus et la manière de gérer ses émotions.
Quelques mois ou années gagnés avant de mettre un smartphone entre les mains d’un enfant pourraient suffire à réduire modestement, mais significativement, les risques de troubles du sommeil, de surpoids ou de détresse psychologique à l’échelle d’une population entière, à condition d’ouvrir un dialogue explicite en famille sur les usages, les limites et les dérives possibles.



