Alors que l’Assemblée Nationale lance une commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok, nous allons nous intéresser dans cet article aux liens entre TikTok, les biais cognitifs et la santé mentale des adolescents.
TikTok est devenu un phénomène incontournable chez les adolescents. Cette plateforme repose notamment sur du contenu généré par les utilisateurs (vidéos courtes de danse, challenges, lip-sync et storytelling…). Cependant, son impact sur leur bien-être psychologique suscite des inquiétudes. Pour mieux comprendre ces différentes conséquences, nous vous proposons d’analyser 2 études récentes.
On fait le point.

Clarté du concept de Soi et stress numérique.
La première étude a été menée auprès de 328 lycéens roumains (60.4% de garçons, âge moyen 16.99 ans) issus de deux lycées publics. Les données ont été collectées à deux moments distincts, espacés de trois mois (février-mai 2023).
Cette étude explore comment la clarté du concept de soi influence le stress numérique, notamment l’anxiété d’approbation, la peur de manquer une expérience (FoMO) et la vigilance en ligne.
Des premiers résultats montrent que 21.3% des jeunes roumains interrogés passent moins d’une heure par jour sur TikTok, 48.2% y passent 1 à 2 heures/jour, 23.5% restent 3 à 4 heures/jour sur la plateforme, quand 5.2% des jeunes y sont plus de 5 heures/jour.
Les participants ont également répondu à un questionnaire pour évaluer leur Statut Social Perçu (MacArthur Scale). 71% se considèrent dans la moyenne sociale, 25% se situent en bas de l’échelle et 1.2% se placent au sommet.
L’échelle de Clarté du Concept de Soi (Self-Concept Clarity Scale, SCC ; Campbell et al., 1996) a été utilisée pour mesurer la clarté du concept de soi chez les adolescents.
Enfin, les trois sous-dimensions du stress numérique ont été testées, à savoir l’anxiété d’approbation, le FoMO (Fear of Missing Out) et la vigilance en ligne à l’aide des sous-échelles extraites de l’Échelle de Stress Numérique (Digital Stress Scale, DSS ; Hall, Steele et al., 2021).
Les instruments ont été traduits de l’anglais au roumain selon la méthode de rétrotraduction (back-translation, Brislin, 1986) (ceci limite fortement la portée de l’étude, malgré des précautions méthodologiques).
Les questionnaires anonymes ont été remplis en classe, et un grand nombre de données manquantes entre les deux temps de passage des questionnaires vient constituer un autre biais important de l’étude.
L’Objectif de l’étude est d’analyser les effets à court terme de TikTok sur l’identité et le stress numérique des adolescents, en s’appuyant sur des recherches antérieures suggérant que ces impacts sont immédiats plutôt que durables.

La notion de concept de Soi
Le « concept de soi » (de l’anglais self-concept) se réfère aux pensées et sentiments sur soi-même. Il associe les concepts de l’image de soi (partie cognitive ou descriptive de soi) et de l’estime de soi (qui relève de l’évaluation et de l’opinion que l’on fait de Soi et qui renvoie notamment à l’image qu’a l’individu de lui-même et sa propre confiance en soi – « j’aime ce que je suis » ou « je n’aime pas ce que je suis » -)
La clarté du concept de soi se définit comme la capacité d’un individu à posséder une image cohérente et stable de lui-même. Plus cette clarté est faible, plus l’individu est susceptible d’être influencé par les opinions des autres et de rechercher une validation sociale.
Hypothèses
La première hypothèse des chercheurs est que les réseaux sociaux (notamment TikTok) favorisent l’expérimentation identitaire mais peuvent aussi générer du stress numérique (défini comme l’ensemble des tensions psychologiques liées aux interactions en ligne).
La seconde hypothèse est qu’il existerait 3 facteurs principaux de stress numérique sur TikTok :
- L’anxiété d’approbation : la peur du jugement des autres sur les publications.
- La peur de manquer une expérience (FoMO) : la crainte de rater des moments importants vécus par ses pairs.
- La vigilance en ligne : le besoin constant de consulter et d’interagir sur TikTok.
Résultats
A propos des liens entre Clarté du Soi et Stress Numérique, les résultats de l’étude indiquent :
- Une relation bidirectionnelle entre clarté du concept de soi et anxiété d’approbation : les adolescents ayant une faible clarté de soi sont plus anxieux quant aux réactions des autres, ce qui, en retour, fragilise encore plus leur concept de soi.
- Une relation unidirectionnelle entre clarté du concept de soi et FoMO : les adolescents ayant une faible clarté de soi ressentent davantage la peur de manquer des expériences.
- Une association négative entre clarté du concept de soi et vigilance en ligne : plus un adolescent est sûr de son identité, moins il ressent le besoin de vérifier constamment TikTok.

Dans de précédents articles [1] [2], nous avons déjà mis en évidence la façon dont nous soupçonnons le FoMo d’être en partie à l’origine d’un usage problématique des réseaux sociaux. Aussi, nous pouvons compléter l’analyse des chercheurs en avançant que le FoMO va accroitre la vigilance en ligne. Nous obtenons ainsi ce nouveau modèle :

Au sujet de l’anxiété d’approbation et du FoMO, l’étude met en évidence que l’anxiété d’approbation prédit une augmentation du FoMO. Les adolescents qui accordent une grande importance à l’opinion des autres sont plus vulnérables à la peur de l’exclusion sociale.
Enfin, l’étude s’intéresse également à l’Impact de TikTok sur le Bien-Être des adolescents et établit que les adolescents à faible clarté de soi sont plus sujets au stress numérique, ce qui peut affecter leur santé mentale et leur estime de soi. Ils sont plus enclins à développer une dépendance aux réseaux sociaux, rendant leur bien-être psychologique encore plus fragile.
Cette étude conclut sur le fait que TikTok est une plateforme à double tranchant : elle offre des opportunités de socialisation mais expose aussi les adolescents à des formes de stress numérique. L’anxiété d’approbation, le FoMO et la vigilance en ligne sont particulièrement influencés par la clarté du concept de soi.
Clarté du concept de Soi et présentation en ligne
La deuxième étude que nous vous proposons explore la façon dont l’usage de TikTok influence la clarté du concept de soi et la présentation en ligne des étudiants universitaires.
L’objectif est d’analyser les liens entre « l’addiction à TikTok », l’image de soi et la manière dont les étudiants se perçoivent à travers leurs publications. Contrairement aux auteurs de l’étude, nous mettons des guillemets à l’expression « addiction à TikTok », car cette entité pathologique ne fait aujourd’hui l’objet d’aucun consensus scientifique (même si nous vous avions déjà proposé un questionnaire non officiel pour tester votre dépendance à ce réseau social).
L’étude s’est donc intéressée à 592 étudiants de 18 à 30 ans aux Émirats Arabes Unis.

Résultats
Les résultats révèlent une corrélation significative entre l’addiction à TikTok et la manière dont les étudiants construisent leur identité en ligne, à savoir :
- Une forte consommation de TikTok est associée à un besoin accru de validation sociale.
- Les étudiants ayant une faible clarté du concept de soi ont tendance à se présenter différemment en ligne qu’hors ligne.
- « L’addiction à TikTok » est corrélée à une idéalisation de soi, où les étudiants embellissent leur image en ligne.
Chez les étudiants, différents problèmes ont été identifiés en lien avec cette clarté du concept de Soi :
- Une faible clarté du concept de soi conduit à une dépendance plus forte aux retours des autres.
- Les étudiants en manque de clarté identitaire préfèrent l’autoprésentation en ligne plutôt que l’interaction sociale réelle.
- Plus un étudiant passe de temps sur TikTok, plus il multiplie ses facettes identitaires, au détriment d’une image authentique.
Ainsi, pour les auteurs de l’étude, les étudiants ayant une identité instable seraient plus vulnérables aux impacts négatifs de TikTok.
Les auteurs se sont intéressés également à la façon dont les utilisateurs et les utilisatrices de TikTok construisent leur présentation sur la plateforme. Ils constatent ainsi que les étudiants tendent à se construire une image idéalisée sur TikTok afin d’être mieux acceptés-es.
Les chercheurs établissent différents types de présentation en ligne :
- Le soi idéal : version embellie et améliorée de soi-même.
- Le soi multiple : adoption de différentes identités selon le contexte.
- Le soi cohérent : continuité entre l’image en ligne et la réalité.
Une grande partie des étudiants se construisent une identité différente en ligne, souvent plus attrayante que leur vraie personnalité.
De plus, les auteurs ont étudié les risques psychologiques de cette idéalisation de Soi et trouvent que plus un étudiant embellit son image sur TikTok, plus il risque de souffrir de baisse de l’estime de soi (comparaison avec d’autres utilisateurs), d’anxiété sociale (peur de ne pas être à la hauteur) et de syndrome de l’imposteur (sentiment d’inadéquation entre le vrai soi et l’image projetée).
48,8 % des jeunes se sentiraient ainsi inférieurs en comparant leur vie à celle des autres sur TikTok.
Enfin, l’étude révèle des difficultés liées à l’utilisation prolongée de TikTok : réduction de la qualité du sommeil, baisse des performances académiques, augmentation du stress et de l’anxiété, tensions interpersonnelles et isolement social.
Les étudiants les plus affectés seraient ceux qui recherchent une validation constante et qui modifient leur image pour se conformer aux tendances.
En conclusion de cette étude, on peut avancer que TikTok influence fortement la perception de soi chez les jeunes. Une utilisation excessive de cette plateforme favoriserait la dépendance et la comparaison sociale toxique. Enfin, les étudiants avec une faible clarté du concept de soi seraient plus vulnérables aux effets négatifs de la plateforme.

En synthèse
D’une manière générale, la littérature scientifique s’intéressant à l’Impact de TikTok sur l’Identité et le concept de Soi, la dépendance aux réseaux sociaux, l’insécurité ressentie sur la plateforme ou encore sur la relation entre concept de soi, validation sociale et bien-être psychologique tend à montrer que :
- Une forte consommation de la plateforme est associée à une dépendance accrue à la validation sociale et à des problèmes de santé physique et mentale.
- Les étudiants ayant un concept de soi faible sont plus vulnérables aux comparaisons sociales toxiques et plus sensibles au FoMO.
- Plus une personne passe de temps sur cette application, plus elle multiplie ses facettes identitaires, pouvant entraîner une perte de repères.
TikTok n’est donc pas un outil neutre : l’application façonne activement la perception de soi et peut soit renforcer la confiance en soi, soit la fragiliser.
Par ailleurs, le Concept de Soi se révèle être un facteur clé dans l’insécurité des étudiants. Ainsi :
- Une forte clarté du concept de soi serait un facteur de protection concernant l’impact des comparaisons sociales.
- Un concept de soi faible entrainerait une plus grande vulnérabilité aux normes irréalistes des réseaux sociaux.
- L’idéalisation de soi en ligne peut aggraver l’insécurité et le sentiment d’imposture.
Enfin, un nombre important de recherches confirment que l’usage excessif de TikTok intensifie le sentiment d’insécurité, notamment à travers le stress numérique ressenti. Ce stress numérique proviendrait essentiellement :
- D’une comparaison sociale excessive qui entrainerait un sentiment d’infériorité.
- D’un besoin de validation constante induisant une dépendance aux likes et commentaires.
- D’une pression esthétique et sociale majorant la peur du jugement et l’insatisfaction corporelle (dysmorphophobie).
Ce stress numérique induirait alors des troubles l’image corporelle (recours excessif aux filtres et insatisfaction physique) principalement chez la jeune fille, de l’anxiété et du stress social (peur de ne pas être à la hauteur des autres utilisateurs) et de l’isolement.
Les études établissent ainsi différentes corrélations comme le fait que les étudiants ayant un concept de soi fort sont moins vulnérables aux effets négatifs des réseaux sociaux. Par ailleurs, il apparait également qu’une faible clarté du concept de soi entraînerait un usage compulsif des réseaux, et que cet usage excessif de TikTok accentuerait le stress social, la comparaison et l’anxiété.
Bien entendu, notre analyse mériterait d’être approfondie et de prendre en compte un panel d’études plus large et choisi de façon plus rigoureuse pour pouvoir aboutir à des conclusions irréfutables. Il ne s’agit ici que d’une réflexion fondée sur une sélection d’études récentes mais qui ne sont pas dénuées de biais méthodologiques. Des études plus poussées doivent donc être menées pour confirmer (ou pas) nos conclusions.

Et les biais cognitifs dans tout ça ?
Cependant, si vous suivez régulièrement nos publications, vous savez que nous accordons une place essentielle aux biais cognitifs dans la genèse de certaines addictions comportementales. En particulier pour ce qui concerne les troubles de l’usage des smartphones, d’internet et de réseaux sociaux, un nombre croissant d’études commence à impliquer le FoMO. De notre point de vue, il pourrait même être question d’une distorsion de ce biais cognitif. Nous pensons également qu’un dysfonctionnement du circuit de la récompense vient sous-tendre cette problématique.
Cette revue de littérature succincte montre, qu’une fois encore, le FoMO tient une place importante dans la vigilance en ligne (et donc le temps passé sur le réseaux social) et dans l’apparition de troubles physiques et mentaux. Mais, au-delà, une des études avance que le niveau de FoMO pourrait lui-même être dépendant de la force de la clarté de Soi, et donc de caractéristiques psychologiques intrinsèques du sujet.
Ceci est cohérent avec les résultats d’une étude de Séverine Erhel et son équipe. Toutefois, là où cette équipe de chercheurs avait placé l’anxiété en prédicteur de l’Usage Problématique d’Internet, nous avons pu constater aujourd’hui qu’il existe probablement une relation bidirectionnelle entre une forme d’anxiété et la cyberdépendance (comme cela avait déjà été évoqué).
Bref on le comprend, si les mécanismes à l’origine d’une cyberdépendance ne sont pas encore clairement identifiés, nous commençons en revanche à établir avec certitude des liens de causalité entre la cyberdépendance d’une part, et des conséquences négatives sur l’utilisateur et son état de santé d’autre part.
D’autres études, revues de littératures, méta-analyse (…) devront être réalisées afin de connaitre avec précision le fonctionnement de ce trouble comportemental.